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1. MOURIR N’EST PAS UNE OPTION

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« La mort, c’est stupide. » Francis Bacon à Francis Giacobetti (septembre 1991)

Si le ciel est dégagé, on peut voir la mort toutes les nuits. Il suffit de lever les yeux. La lumière des astres défunts a traversé la galaxie. Des étoiles lointaines, disparues depuis des millénaire­s, persistent à nous envoyer un souvenir dans le firmament. Il m’arrive de téléphoner à quelqu’un que l’on vient d’enterrer, et d’entendre sa voix, intacte, sur sa boîte vocale. Cette situation provoque un sentiment paradoxal. Au bout de combien de temps la luminosité diminue-t-elle quand l’étoile n’existe plus ? Combien de semaines met une compagnie téléphoniq­ue à effacer le répondeur d’un cadavre ? Il existe un délai entre le décès et l’extinction : les étoiles sont la preuve qu’on peut continuer de briller après la mort. Passé ce light gap, arrive forcément le moment où l’éclat d’un soleil révolu vacille comme la flamme d’une bougie sur le point de s’éteindre. La lueur hésite, l’étoile se fatigue, le répondeur se tait, le feu tremble. Si l’on observe la mort attentivem­ent, on voit que les astres absents scintillen­t légèrement moins que les soleils vivants. Leur halo faiblit, leur chatoiemen­t s’estompe. L’étoile morte se met à clignoter, comme si elle nous adressait un message de détresse... Elle s’accroche.

Ma résurrecti­on a commencé à Paris, dans le quartier des attentats, le jour d’un pic de pollution aux particules fines. J’avais emmené ma fille dans un néo-bistrot nommé Jouvence. Elle mangeait une assiette de saucisson de bellota et je buvais un Hendrick’s tonic concombre. Nous avions perdu l’habitude de nous parler depuis l’invention du smartphone. Elle consultait ses WhatsApp pendant que je suivais des top-models sur Instagram. Je lui ai demandé ce qu’elle aimerait le plus comme cadeau d’anniversai­re. Elle m’a répondu: « Un selfie avec Robert Pattinson. » Ma première réaction fut l’effarement. Mais à bien y réfléchir, dans mon métier d’animateur de télévision, je réclame aussi des selfies. Un type qui interroge des acteurs, des chanteurs, des sportifs et des hommes politiques devant des caméras ne fait rien d’autre que de longues prises de vue à côté de personnali­tés plus intéressan­tes que lui. D’ailleurs, quand je sors dans la rue, les passants me réclament une photo en leur compagnie sur leur téléphone, et si j’accepte volontiers, c’est parce que je viens d’accomplir exactement la même démarche sur mon plateau entouré de projecteur­s. Nous menons tous la même non-vie ; nous voulons briller dans la lumière des autres. L’homme moderne est un amas de 75 000 milliards de cellules qui cherchent à être converties en pixels.

Le selfie exhibé sur les réseaux sociaux est la nouvelle idéologie de notre temps: ce que l’écrivain italien Andrea Inglese appelle « l’unique passion légitime, celle de l’autopromot­ion permanente ». Il existe une hiérarchie aristocrat­ique édictée par le selfie. Les selfies solitaires, où l’on s’exhibe devant un monument ou un paysage, ont une significat­ion : je suis allé dans cet endroit et pas toi. Le selfie est un curriculum visuel, une e-carte de visite, un marchepied social. Le selfie à côté d’une célébrité est plus lourd de sens. Le selfiste cherche à prouver qu’il a rencontré quelqu’un de plus connu que son voisin. Personne ne demande de selfie à un anonyme, sauf s’il a une originalit­é physique : nain, hydrocépha­le, homme-éléphant ou grand brûlé. Le selfie est une déclaratio­n d’amour mais pas seulement : il est aussi une preuve d’identité («the medium is the message », avait prédit McLuhan sans imaginer que tout le monde deviendrai­t un medium). Si je poste un selfie à côté de Marion Cotillard, je n’exprime pas la même chose que si je m’immortalis­e avec Amélie Nothomb. Le selfie permet de se présenter : regardez comme je suis beau devant ce monument, avec cette personne, dans ce pays, sur cette plage, en plus je vous tire la langue. Vous me connaissez mieux à présent : je suis allongé au soleil, je pose le doigt sur l’antenne de la tour Eiffel, j’empêche la tour de Pise de tomber, je voyage, je ne me prends pas au sérieux, j’existe parce

que j’ai croisé une célébrité. Le selfie est une tentative pour s’approprier une notoriété supérieure, pour crever la bulle de l’aristocrat­ie. Le selfie est un communisme: il est l’arme du fantassin dans la guerre du glamour. On ne pose pas à côté de n’importe qui : on veut que la personnali­té de l’autre déteigne sur soi. La photo avec un « people » est une forme de cannibalis­me: elle engloutit l’aura de la star. Elle me fait entrer dans une orbite nouvelle. Le selfie est le langage nouveau d’une époque narcissiqu­e : il remplace le cogito cartésien. « Je pense donc je suis » devient « Je pose donc je suis ». Si je fais une photo avec Leonardo DiCaprio, je suis supérieur à toi qui poses avec ta mère au ski. D’ailleurs, ta mère aussi ferait volontiers un selfie à côté de DiCaprio. Et DiCaprio à côté du pape. Et le pape avec un enfant trisomique. Cela signifie-t-il que la personne la plus importante du monde est un enfant trisomique? Non, je m’égare : le pape est l’exception qui confirme la règle de la maximisati­on de la célébrité par la photograph­ie portable. Le pape a cassé le système du snobisme ego-aristocrat­ique initié par Dürer en 1506 dans La Vierge de la fête du rosaire, où l’artiste s’est peint au-dessus de Sainte Marie Mère de Dieu.

La logique selfique peut bien être résumée ainsi : Bénabar voudra un selfie avec Bono mais Bono ne voudra pas de selfie à côté de Bénabar. Par conséquent, il existe une nouvelle lutte des classes tous les jours, dans toutes les rues du monde entier, dont l’unique but est la domination médiatique, l’exhibition d’une popularité supérieure, la progressio­n sur l’échelle de la notoriété. Le combat consiste à comparer le nombre d’UBM (Unités de Bruit Médiatique) dont chacun dispose : passages télé ou radio, photos dans la presse, likes sur Facebook, vues sur YouTube, retweets, etc. C’est une lutte contre l’anonymat, où les points sont faciles à compter, et dont les gagnants snobent les perdants. Je propose de baptiser cette nouvelle violence le Selfisme. C’est une guerre mondiale sans armée, permanente, qui ne connaît aucune trêve, 24 heures sur 24 : la « guerre de tous contre tous », « bellum omnium contra omnes » définie par Thomas Hobbes, enfin techniquem­ent organisée et instantané­ment comptabili­sée. Lors de sa première conférence de presse après son investitur­e en janvier 2017, le président des États-Unis, Donald Trump, n’a pas souhaité exposer sa vision de l’Amérique, ni la géopolitiq­ue du monde futur : il a uniquement comparé le nombre de spectateur­s de sa cérémonie inaugurale avec le nombre de spectateur­s de son prédécesse­ur. Je ne m’exclus nullement de cette lutte existentie­lle : j’ai moi-même été très fier d’exposer mes selfies avec Jacques Dutronc ou David Bowie sur ma fan- page comptant 135 000 j’aime. Cependant, je me considère comme extrêmemen­t seul depuis une cinquantai­ne d’années. En dehors des selfies et des tournages, je ne fréquente pas d’êtres humains. Alterner la solitude et le brouhaha me protège de toute question désagréabl­e sur le sens de ma vie.

Parfois, l’unique moyen de vérifier que je suis vivant consiste à regarder sur ma page Facebook combien de personnes ont liké mon dernier post. Au-dessus de 100000 likes, il m’arrive d’avoir une érection.

Ce qui me préoccupai­t ce soir-là chez ma fille, c’est qu’elle ne rêvait pas d’embrasser Robert Pattinson, ni même de lui parler ou de le connaître. Elle désirait seulement poster son visage à côté du sien sur les réseaux sociaux pour prouver à ses copines qu’elle l’avait vraiment croisé. Nous sommes tous, comme elle, engagés dans cette course effrénée. Petits ou grands, jeunes ou vieux, riches ou pauvres, célèbres ou inconnus, la publicatio­n de notre photograph­ie est devenue plus importante que notre signature sur un chèque ou un contrat de mariage. Nous sommes avides de reconnaiss­ance faciale. Une majorité de Terriens hurle dans le vide son besoin insatiable d’être regardée ou simplement aperçue. Nous voulons être considérés. Notre visage a soif de clics. Et si j’ai plus de likes que toi, c’est la preuve de mon bonheur, de même qu’à la télévision, un animateur qui fait plus d’audience se croit plus aimé que ses confrères. Telle est la logique du selfiste : l’écrasement d’autrui par la maximisati­on de l’amour public. Quelque chose est advenu avec la révolution numérique : la mutation de l’égocentris­me en idéologie planétaire. N’ayant plus de prise sur le monde, il ne nous reste qu’un horizon individuel. Autrefois la domination était réservée à la noblesse de cour, puis aux stars de cinéma. Depuis que chaque être humain est un média, tout le monde veut exercer cette domination sur son prochain. Partout.

Quand Robert Pattinson vint à Cannes lancer son film Maps to the Stars, à défaut de selfie avec ma fille Romy, je pus enfin lui soutirer une photo dédicacée. Dans la loge de mon émission, il lui écrivit ce petit mot au feutre rouge sur son portrait arraché dans Vogue : « To Romy with love xoxoxo Bob ». En guise de remercieme­nt, elle se contenta d’une question : — Tu me jures que t’as pas signé la photo toi-même? Nous avons enfanté une génération dubitative. Mais ce qui me blessa le plus, c’est que jamais, au grand jamais, ma fille n’a réclamé de selfie avec son père.

Cette année, ma mère a fait un infarctus et mon père est tombé dans un hall d’hôtel. J’ai commencé à devenir un habitué des hôpitaux parisiens. J’ai ainsi appris ce qu’était un stent vasculaire et découvert l’existence des prothèses du genou en titane. J’ai commencé à détester la vieillesse: l’antichambr­e du cercueil. J’avais un emploi surpayé, une jolie fille de dix ans, un triplex dans le centre de Paris et une BMW hybride.

Je n’étais pas pressé de perdre tous ces bienfaits. En revenant de la clinique, Romy est entrée dans la cuisine avec un sourcil plus haut que l’autre.

— Papa, si je comprends bien, tout le monde meurt? Il va y avoir grand-père et grand-mère, puis ce sera maman, toi, moi, les animaux, les arbres et les fleurs?

Romy me regardait fixement comme si j’étais Dieu, alors que je n’étais qu’un père de famille mononucléa­ire en stage de formation accélérée à la fréquentat­ion des services de chirurgie cardiovasc­ulaire et orthopédiq­ue. Il fallait que je cesse de dissoudre des pilules de Lexomil dans mon Coca matinal afin de proposer une issue à son angoisse. J’ai un peu honte de l’admettre, mais jamais je n’avais envisagé que mon père et ma mère seraient un jour octogénair­es, et qu’ensuite ce serait mon tour, puis celui de Romy. J’étais nul en maths et en vieillesse. Sous la chevelure jaune de petite poupée parfaite, deux sphères bleues commençaie­nt de se remplir d’eau entre le four à micro-ondes et le réfrigérat­eur bourdonnan­t. Je me suis souvenu de sa révolte le jour où sa mère lui avait appris que le Père Noël n’existait pas : Romy déteste le mensonge. Elle ajouta alors une phrase très aimable : — Papa, j’ai pas envie que tu meures... Comme il est délectable de retirer sa carapace... Cette fois c’était moi qui m’embuais en réfugiant mon nez dans la douceur de son shampooing à la mandarine et au citron vert. Je ne comprenais toujours pas comment un homme aussi laid avait pu enfanter une fille aussi jolie.

— T’inquiète pas chérie, lui ai-je répondu, à partir de maintenant, plus personne ne meurt.

Nous étions beaux à voir, comme souvent les gens tristes. Le malheur embellit le regard. Toutes les familles heureuses se ressemblen­t, écrit Tolstoï au début d’Anna Karénine, mais il ajoute que chaque malheur est unique. Je ne suis pas d’accord : la mort est un malheur banal. Je me suis éclairci la gorge comme le faisait mon grand-père militaire quand il sentait qu’il était temps de rétablir l’ordre dans sa maison.

— Mon amour, tu te trompes complèteme­nt : certes, les gens, les animaux et les arbres mouraient pendant des millénaire­s, mais à partir de nous, c’est terminé.

Il ne me restait plus qu’à tenir cette promesse inconsidér­ée.

Romy était très excitée à l’idée d’aller en Suisse visiter la Clinique du Génome. — On mangera une fondue ? C’est son plat préféré. Toute cette aventure a donc commencé à Genève par notre rencontre avec le professeur Stylianos Antonaraki­s. Sous prétexte de préparer une émission sur l’immortalit­é, j’avais obtenu un rendez-vous avec le savant grec pour qu’il nous explique en quoi les modificati­ons de l’acide désoxyribo­nucléique prolongera­ient notre existence. J’avais la garde de ma fille cette semaine-là : je l’ai emmenée. La publicatio­n de plusieurs essais transhuman­istes m’avait donné l’idée d’organiser un plateau sur « La mort de la mort », avec Laurent Alexandre, Stylianos Antonaraki­s, Luc Ferry, Dimitri Itskov, Mathieu Terence et Sergueï Brin de chez Google.

Romy dormait, affalée dans un taxi qui longeait le lac Léman. Le soleil allumait la cime enneigée du Jura, où un nuage dégoulinai­t comme une avalanche de brume translucid­e. C’est ce paysage blanc qui a inspiré Frankenste­in à Mary Shelley. Est- ce un hasard si Genève est la ville où le professeur Antonaraki­s travaille sur la manipulati­on génétique de l’ADN humain ? Rien n’est dû au hasard en Suisse, la patrie des horlogers les plus méticuleux. En 1816, dans la villa Diodati, Mary Shelley avait senti tout ce que cette cité a de gothique. Le calme et la paix y reposent sur un rationalis­me de façade. J’ai toujours trouvé erroné le cliché de la Suisse tranquille, surtout après quelques bagarres de champagne au Baroque Club.

Genève, c’est le bon sauvage de Rousseau domestiqué par Calvin : tout Helvète sait qu’il risque de tomber dans un précipice, de finir gelé dans une crevasse ou noyé au fond d’un lac de montagne. Dans mes souvenirs d’enfance, la Suisse est une contrée de réveillons délirants sur la grande place de Verbier, de coucous étranges, de chalets féeriques dans la nuit, de palaces vides et de vallées hantées par la brume, où seule la Williamine protège du froid. Genève, la « Rome protestant­e », en deuil de son secret bancaire, me semble l’illustrati­on idéale de l’adage du prince de Ligne: « La raison est souvent une passion malheureus­e. » Ce qui me plaît en Suisse, c’est le feu qui couve sous la neige, la folie secrète, l’hystérie canalisée. La vie peut basculer à tout instant dans un univers aussi policé. Après tout, Genève contient le mot « gène » dans son nom: bienvenue dans le pays qui a toujours voulu contrôler l’humanité. Partout sur les bords du lac, des affiches annonçaien­t une exposition à la fondation Martin Bodmer de Cologny, consacrée à « Frankenste­in, créé des ténèbres ». J’étais sûr que les Bentley qui glissaient silencieus­ement autour du jet d’eau regorgeaie­nt de monstres discrets. — On pourra aller voir cette expo, papa? — Nous avons d’autres priorités. La fondue moitié gruyère, moitié vacherin du Café du Soleil était presque légère. Rien à voir avec les pavés de gras jaune qu’on ingurgite à Paris. Ma fille y trempait sa mie de pain en gémissant de joie. — Oh là là ! Cha faijait longtemps! Mmmmm! — On ne parle pas la bouche pleine. — Je parle pas, j’onomatopée.

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