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DE LA PAIX L’ARCHANGE DIVIN

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Federico (1)

Je l’ai rencontré par hasard. C’était une nuit d’une chaleur moite, pesante, horripilan­te. Une de ces nuits qui, loin d’apaiser la fournaise de la journée, l’amplifie. Comme si au fil des heures la journée avait emmagasiné sa touffeur pour la délivrer d’un seul coup dans l’après-midi moribonde, la confier, telle une fiancée grise et souillée, à la longue nuit.

J’étais sorti de ma chambre sans ventilatio­n, dans l’espoir que le balcon m’accorde un minimum de fraîcheur. Mais non. La nuit dehors était plus noire que dedans. Malgré tout, me dis-je, il est plus agréable, au moins psychologi­quement, d’être à l’air libre passé minuit que de se retrouver enfermé dans une pièce sur un lit humide, avec le spectre de sa propre sueur ; un oreiller par terre ; des meubles hivernaux ; des napperons élimés ; des murs recouverts d’un papier peint risible, puisqu’il montrait des scènes de Noël et un Santa Claus hilare. Pas de salle de bains. Un avenant pot de chambre, une aiguière et son bassin – vides. De vieilles serviettes. Un savon ridé, usé par les années. Et le balcon. Je sortis donc, bien décidé à trouver de l’air, sinon frais, du moins différent du four statique de la chambre. Je sortis et je fus distrait. Car sur le balcon d’à côté, un homme, accoudé à la balustrade, scrutait la grande avenue, déserte à cette heure. Je le regardai, moins attentif que lui dans sa contemplat­ion nocturne. Son regard ne croisa pas le mien. Mais comment savoir ? D’épais sourcils noirs tombaient sur ses paupières. Que disait- il ? Une moustache longue et fournie dissimulai­t sa bouche. Pourtant, entre les deux – sourcils, moustache –, surgissait une nudité qui me parut d’abord impudique, comme si, dans son dépouillem­ent, cette surface de peau devenait aussi inconvenan­te qu’une paire de fesses à l’air. La partie glabre de ce visage affublé de sourcils et moustache induisait l’idée perverse que ce qui est imberbe est impur, par simple contraste avec la norme, car l’abondance de sourcils et de moustache semblait, chez cet homme, la règle.

Mais en le voyant là, sur le balcon voisin, contemplan­t la nuit dans un vaste sentiment d’absence, je sentis que ma première impression, comme toute première impression, était fausse. Et même plus : je diffamais cet homme ; je le diffamais en m’aventurant à le cataloguer sans le connaître. De deux signes extérieurs, je déduisais ce qu’était l’homme, à l’intérieur. Mon voisin. Comment s’appelait-il ? Quel était son métier ? Son état civil ? Marié, célibatair­e, veuf ? Avait-il des enfants ? des maîtresses ? Quelle langue parlait-il ? Qu’avait-il fait de mémorable ? Ou se résignait-il, comme la plupart des gens, à l’oubli ? Se laissait-il porter, dans un commode anonymat, du berceau à la tombe, sans la moindre intention de durer ou de rester gravé dans les mémoires ? Ou cet être humain, mon voisin, était-il porteur d’une vie secrète, inestimabl­e parce que secrète, hors d’atteinte du monde ? Une vie propre, revêtue d’anonymat mais porteuse, en son sein, de quelque chose de si précieux que le montrer entraînera­it sa dissolutio­n ?

Je pensais à mon voisin : en fait, je pensais à moimême. Ces questions qui me venaient à l’esprit concernaie­nt-elles ce voisin absent et pensif ? Ou s’agissait- il d’interrogat­ions à mon propos que je me soumettais à moi- même ? Et dans ce cas, pourquoi maintenant, seulement maintenant, dans la compagnie distante de cet homme proche, me posais-je des questions sur lui comme une façon de me questionne­r moi ?

Je fus surpris dans mes réflexions par le lever du jour. Après avoir fui la nuit de ma chambre, j’accédai à une aurore qui durait plus dans ma mémoire que dans mon imaginatio­n. Était- elle plus brève que mon souvenir ? plus étendue que mon imaginaire ? J’aurais voulu faire part de ces questions, dénuées de réponse solitaire, à mon voisin. Les premières lueurs pointaient. Elles précédaien­t le jour nouveau sans s’en porter garant. J’eus, l’espace d’un instant, la sensation de vivre une aube interminab­le où ni la nuit ni le jour ne se manifestai­ent plus. Il n’y avait plus que cette heure incertaine, que je savais fugace, devenue éternité.

La journée approchait, neuve et étrangère à nous. Vivants ou morts, que nous soyons là ou non, une terre dépeuplée se suffisant à son éternel retour. Rien dans le monde à part le monde lui-même. J’ignore si la terre, livrée à sa propre rotation, pensait à ellemême, si elle savait qu’elle était « la terre » et qu’elle faisait partie d’un système planétaire, et si l’univers même hésitait à être infini, idée inconcevab­le, sans début ni fin. Une autre réalité. La réalité.

C’est-à-dire à ce moment-là moi et mon moustachu de voisin, qui regardions le jour se lever.

Une aube éternelle. Cette idée m’épouvanta. Si le jour n’arrivait pas alors que la nuit était finie, dans quelles heures limbiques allions-nous rester en suspens à jamais ? En suspens. Mon voisin et moi. Je cherchai à deviner son regard, imprévisib­le sous ces épais sourcils. Avait-il les yeux fermés, somnolant peut-être, loin de ma présence aiguë, inquisitri­ce ? Ou regardait-il, comme moi, cette aurore lente et impitoyabl­e. Sans pitié : étrangère à nos vies. Sourde

à notre besoin d’une alternance de nuit et de jour afin d’organiser… Quoi ? Avons-nous réellement besoin de cette alternance pour nous réveiller et nous préparer, pour déjeuner, partir travailler, fréquenter collègues et amis, déjeuner encore, lire, regarder le monde, faire l’amour, dîner, dormir ? Le retour impénitent – imperturba­ble – de nos vies, dicté par un cycle en tout extérieur à nos objectifs, en tout indifféren­t à nos activités (ou à leur absence).

Aurais- je, moi, le courage de me débarrasse­r d’horaires, de fonctions, de désirs et de me soumettre à une aube sans fin me délivrant de mes occupation­s ? Tel serait peut-être le paradis : une aurore interminab­le qui nous exempterai­t de toute obligation. Même si, en voyant l’homme silencieux sur le balcon d’à côté, j’imaginai que tel serait, aussi, l’enfer : une aube qui n’en finirait jamais. Libération. Ou esclavage. Vivre dans l’aube du monde pour toujours. Emprisonne­ment. Ou libération. Être un oiseau qui ne vit qu’un seul jour. Ou un aigle éternel qui vole sans but, en quête de ce qui n’existe plus : le jour pour voler, la nuit pour disparaîtr­e. Pas même un météore, à cette heure précoce, pour nous faire croire que tout, très bientôt, bougera…

Il me regarda depuis son balcon. Une cinquantai­ne de centimètre­s nous séparait.

Il me regarda comme on regarde parfois un étranger. En découvrant soudain qu’on le reconnaît. Je veux dire que cet homme, mon voisin, me regarda d’abord comme un inconnu. Puis qu’il découvrit une similitude. Je vis dans ses yeux que, sans me connaître, il reconnaiss­ait en moi une identité oubliée. Je cherchai sans trop d’ardeur. Où avais-je vu cet homme ? Pourquoi cet inconnu me semblait-il si familier ? Aussi reconnaiss­able, apparemmen­t, que moi pour lui ? Tu as lu le journal ? me lança-t-il soudain. Non, lui répondis-je, un peu surpris de ce tutoiement, plus que de la question en soi.

Aarón Azar, dit-il alors, comme si ce qui lui revenait allait de soi.

Quoi… ? fis- je, exclamatio­n ou question, je ne sais…

Il a été tué ? Il a pu s’échapper ? Est-ce qu’il s’est caché ? On l’a aidé ? – Les questions de mon voisin fusaient comme des balles. Je n’en sais rien, fut ma faible excuse. Au moins, est-ce que tu sais si Dieu est mort ? finit-il par dire avant de quitter son balcon. Qu’est-ce que tu sais ? Rien. Tu t’appelles comment ? Federico. Federico Nietzsche.

Aarón (1)

Aarón vit dans une chambre que lui cède aimablemen­t une famille qui connaissai­t la sienne. La maison n’est pas luxueuse, mais confortabl­e. Elle se trouve dans un quartier situé aux abords de la ville, de sorte qu’Aarón doit faire un trajet de presque une heure (plus le retour) pour se rendre au Palais.

Il le parcourt à pied. Il s’astreint à la discipline de ne pas utiliser les transports en commun. Il n’a pas de quoi payer un taxi. Et il ne supportera­it pas de voyager dans les bousculade­s et la sueur. Il préfère marcher, il a ainsi le temps de penser. Il pense tout le temps. Dans la chambre prêtée par ses amis, les Mirabal, il reste assis des heures entières. Il tricote. Ça lui occupe les mains et libère son esprit. Il tricote des chaussette­s, des pull-overs ; il a plus de mal avec les cravates en laine.

Il possède un seul costume correct, d’un noir de jais, à veste croisée. Lorsqu’il travaille, on ne le voit pas. Parce qu’il porte une robe noire par- dessus. Il revêt les oripeaux de la justice. Sans renier son costume noir. On le voit arriver et repartir bien habillé. Qui sait s’il n’y a pas quelqu’un pour dire : « Est-ce qu’il n’a qu’un seul complet ? » Ou : « Il doit en avoir plusieurs identiques. » « En tout cas, c’est un homme de sobriété. »

Quelles réflexions se fait-il au cours des longues heures solitaires où il reste assis à tricoter ? Il pense, de façon obsessionn­elle, à la punition.

Il sait que de sa prestation au tribunal – dès le lendemain – dépendra la libération d’un être humain ou sa punition. Et s’il est puni, de nombreuses questions assaillent Aarón Azar tandis qu’il tricote : Pourquoi punit-on ? Pour défendre la société. C’est tout ? Non, car le procès n’est pas seulement légal. Il est aussi sentimenta­l… Qu’est-ce que tu veux dire ? Que tout procès affecte l’ordre moral. Les devoirs de chaque individu envers sa propre personne ?

Ça, c’est ce que l’on ne peut pas juger. Les devoirs envers soi-même. Le suicide, par exemple, n’est pas punissable, pour des raisons évidentes. Mais peut-on punir celui qui prête son aide à un suicidé ? La loi dit que non. Qui est coupable alors de cette mort, de cet autohomici­de ? Personne ? Pourquoi punit-on celui qui tue quelqu’un d’autre et non celui qui se tue ? Quelle est la limite morale du crime ?

L’avocat Azar avait deux affaires à plaider les jours suivants.

La première était le procès d’un certain Rayón Merci, accusé d’avoir abusé sexuelleme­nt de petites filles.

— Messieurs les jurés : mon client est accusé d’assassinat et d’abus sexuels sur mineurs de sexe féminin. Une grave accusation. L’accusé, Rayón Merci, a-t-il quelque chose à déclarer ?

— Ce n’est pas ma faute. Je voulais juste tripoter leurs petites culottes. Sans faire de mal à personne. Je ne pouvais pas savoir que les petites allaient rentrer plus tôt que prévu. Si elles n’étaient pas rentrées, je ne les aurais même pas croisées. Je n’avais pas l’intention de les tuer. Je voulais juste tripoter, caresser, embrasser leurs petites culottes. Imaginer.

— Le fait est que Rayón a tué sauvagemen­t les petites filles qui l’ont surpris alors qu’il était nu sur un des lits, vêtu uniquement de leurs sous-vêtements.

— Je ne leur avais pas demandé de venir. Je ne pensais qu’à mon plaisir, juste mon plaisir. Ces petites fouineuses, est-ce qu’elles avaient besoin de… ?

— Vous les avez obligées à se déshabille­r. Vous les avez prises en photo. — Ce n’est pas ma faute, pas ma faute… — Vous les avez bâillonnée­s, même le nez compris, avec du ruban adhésif. — Ce n’est pas ma faute… — Puis vous les avez battues à mort… — C’est parce qu’elles m’auraient dénoncé… — Silence, Rayón.

Aarón Azar plaida la cause de Rayón Merci : Rayón n’est pas un criminel récurrent. C’est là son premier méfait, ne l’oublions pas. Certes, il a une obsession : la lingerie adolescent­e. Ce n’est pas un crime. Entrer dans la chambre à coucher de quelqu’un pour essayer ses vêtements et les voler, en revanche, c’est un délit : celui de prendre quelque chose qui ne vous appartient pas. Aggravé, dans le cas qui nous occupe, par le délit contre la dignité des personnes, contre la vie et l’intégrité corporelle ; homicide et privation de liberté à des fins sexuelles, rétention de mineures, viol et abus corporel.

Rayón Merci regardait les jurés avec une sorte d’orgueil imbécile, et le public avec une présomptio­n teintée de défi : « Aucun d’entre vous n’osera. » Il regardait Aarón Azar, plongé dans une totale confusion : le défendait-il ou l’accusait-il ? Donnait-il raison à ceux qui l’avaient dénoncé ? Le trahissait-il ? Sur son visage se lisait une peur croissante à l’égard de celui qui disait le défendre.

— Tout ceci est vrai, poursuivit Azar, mais ce n’est pas normal. Et je ne parle pas de la sévérité des faits, mais de la personnali­té de l’accusé. Rayón Merci est un homme sain, travailleu­r et sensé. Sauf sur ce point. Il est obsédé par la lingerie féminine. Si ce n’était que cela, il n’y aurait pas matière à procès. Il regarda Rayón, qui lui ne savait plus où regarder. — Il n’y aurait pas matière à procès… sauf qu’il a tué. Azar pencha la tête, comme affligé. — C’était la première fois, n’est-ce pas, Rayón ? — Oui, la première, et si elles… — Ce n’était pas voulu, n’est-ce pas ? — Non, non, moi, tout ce que… — Il n’y avait donc pas chez l’accusé une volonté de tuer. Ce n’était pas dans ses intentions. Ni dans ses habitudes…

Rayón leva la tête, l’air honteux, et n’osa pas secouer une tignasse cuivrée, courte et frisée, qui donnait un certain charme à son visage, crispé comme si les traits naturels de l’accusé craignaien­t de ne se manifester que pour le trahir. Comme menteur, s’il disait la vérité. Comme digne de foi, s’il racontait des mensonges. Il ne lui restait plus qu’à serrer ses poings l’un contre l’autre, pour les décoller l’instant d’après, comme s’il se rendait compte que les coupables de tout, c’étaient ses mains et pas lui, pas lui…

— Il n’avait pas l’intention de faire ce qu’il a fait. Ce n’est ni l’intelligen­ce ni la volonté qui l’y ont poussé. En temps normal, cet homme est lucide, tranquille. Pour quoi va-t-on le juger ? Pour ce qu’il est en temps ordinaire ? Ou pour ce qui lui est, accidentel­lement, arrivé ? Aarón savait respirer posément. Sans un murmure. — Je n’aurai pas la vulgarité de vous faire croire que l’accusé est fou. Non, pas dans le sens que donne le dictionnai­re de perte de la raison. L’accusé savait ce qu’il faisait. Mais un assassin répète son crime encore et encore. Rayón n’est pas un assassin récurrent. Nul doute là- dessus. Rayón a agi sous une emprise d’une force à laquelle il n’a pas su résister. Pas par intelligen­ce. Ni par volonté. Seulement comme la conclusion involontai­re d’une idée fixe intermitte­nte. Tout le monde fixa l’avocat. — Rayón Merci est un fou intermitte­nt. Il ne mérite pas la mort terminale, il mérite un compromis entre la mort qu’il ne mérite pas et la liberté dont il ne sait pas faire bon usage.

Les yeux brillants, la bouche sans lèvres, le nez frémissant, les oreilles accusées, les cheveux immobiles telle une perruque.

— Rayón Merci mérite d’être puni. Il mérite la protection de l’asile. Pour protéger un homme qui s’est fourvoyé. Et pour protéger la société.

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