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SYLVAIN TESSON

- SYLVAIN TESSON

Par les livres et par les champs

C’ est étrange car même à nous autres, pauvres mécréants étourdis par notre foi en l’absurde, la vie ne paraît pas toujours réductible à une série de hasards. Ainsi certains hommes s’interrogen­t-ils sur le sens de leur existence et, l’année d’après, subissent de plein fouet une sanction obscène qui leur prouve combien ils ont bien fait d’explorer préalablem­ent les abîmes, de se fortifier l’âme et de se bronzer le coeur afin de survivre au pire.

En 2017, Frédéric Boyer, relevé d’une terrible dépression, se livrait à une splendide méditation sur la vie, l’espérance, le courage. Dans Là où le coeur attend, il posait cette question immense : « comment poursuivre » et à qui s’adresser ? Pour triompher de l’envie de ne plus vivre, il connaissai­t un recours : la traduction des textes, l’espérance, l’amour. « Une vie vivable est une vie qui espère, capable de se traduire comme autre vie avec et par les autres. » La traduction chemine avec l’amour. Tous deux bercent l’espérance. De l’espérance, Boyer livrait une magistrale définition, philosophi­que plus que théologiqu­e, et décrivait hautement ce fanal qui nous extirpe de la « lâcheté du temps présent ». Puis, il nous adjurait de ne jamais oublier ceci : « Je souhaite à chacun d’entre vous, mes lecteurs, d’avoir toujours quelqu’un à appeler, et un nom à épeler. »

Seulement, la vie ne se conforme pas aux voeux des livres. Ils sont pieux et elle, elle n’est pas sainte. Et aussitôt Là où le coeur attend achevé, le nom que Boyer appelait, le nom qu’il épelait – Anne –, sa compagne, son amour, disparaiss­ait. Anne trouva la mort, en plein été, dans des circonstan­ces accidentel­les. Et dans les nuits d’horreur, Boyer reprit la question : comment poursuivre maintenant qu’il n’y avait plus Anne à qui s’adresser ? Éperdu comme un « enfant perdu », il jeta quelques textes «à la hâte », trois textes « intimes », qu’il adressa à Anne et qu’il nous donne sous la forme d’un petit recueil intitulé peut-être pas immortelle. Ce sont trois appels de prose et de vers, écrits « avec la sensation du couteau dans le dos, et le sentiment sale de ne pouvoir en supporter davantage ». Car pour Boyer, après la question résolue de la vie invivable posée avant l’accident, voilà que se posait l’hideuse question de la mort : « qu’est-ce que cette nuit-là chérie où tu ne respires pas ? ». Voilà que toute cette vie reconquise par la force de l’espérance se déchirait : « il faudra recoudre vivante la vie ». Voilà que cette vie rétablie après la dépression par les grâces mêlées de l’amour et de la traduction des textes, voilà que cette vie redevenait « tabou », après la mort d’Anne.

Ces textes furent une issue dans les nuits d’horreur. Ils ne sont rien, ils sont somptueux, ils sont tout ce qui reste. Ils se dressent, torchères « dans les rangs du chagrin » . Les mots sont la seule chose que l’on puisse brandir à la face de la mort. Il y eut la dépression, le sauvetage, le livre de 2017, la mort d’Anne, les envies d’en finir ( « l’idée noire de pouvoir descendre avec toi » ) et puis aujourd’hui, ces poèmes. Tout cela ne serait- il qu’un enchaîneme­nt dénué de sens d’événements disjoints ? Non, proclame Boyer ! Jamais ! « Je ne crois pas que quiconque soit jamais vraiment mort ni que les choses à venir ne soient pas déjà parmi nous. »

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HHHHI Là où le coeur attend par Frédéric Boyer, 192 p., P.O.L, 15 E
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HHHII peut-être pas immortelle par Frédéric Boyer, 92 p., P.O.L, 9 E

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