BIOGRAPHIE D’UN CLASSIQUE 1984 de George Orwell
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Avec cette description d’une société totalitaire où police de la pensée et contrôle de la langue anéantissent toute réflexion individuelle, l’auteur britannique est devenu l’un des penseurs politiques majeurs du xx e siècle. Une oeuvre visionnaire à redécouvrir aujourd’hui dans une nouvelle traduction.
Le 8 juin 1949, cinq jours avant sa parution à Londres, sortait à New York 1984. Peut- être devrait- on plutôt écrire Mille neuf cent quatrevingt- quatre, George Orwell ayant insisté auprès de son éditeur pour que le titre fût rédigé en toutes lettres : Nineteen Eighty-Four. Il tint aussi à ce qu’on indiquât sur la couverture qu’il s’agissait d’un roman (a novel). Depuis, on y a souvent associé le qualificatif « d’anticipation » , ou celui, un rien pédant, de « dystopique » , autrement dit utopie négative, voire « de sciencefiction » . Rien ne dit, cependant, qu’Orwell ait jamais eu l’intention d’écrire un livre du genre de ceux de H.- G. Wells, Ievgueni Zamiatine ou Aldous Huxley, auteurs qu’il appréciait et connaissait. Le choix de ce titre un peu énigmatique viendrait en fait de l’inversion des deux derniers chiffres de 1948, l’année où fut achevée cette fiction qu’il souhaitait relier à la réalité de l’immédiat après-guerre. Entre 1948 et 1984, l’écart de temps n’était pas en effet si grand que les lecteurs de 1949 ne pussent espérer vivre jusqu’à cette date. Orwell tenait à décrire ce que risquait de devenir le monde si les idéologies totalitaires finissaient par prédominer. Si l’avenir dépeint dans le roman est aujourd’hui devenu une sorte de futur antérieur, 1984 n’en reste pas moins un des grands livres de la pensée politique contemporaine.
> « La politique en horreur »
Orwell signe avec 1984 son ultime oeuvre. La tuberculose qui le minait depuis longtemps finit par avoir raison de lui, une hémorragie pulmonaire l’emportant à 46 ans dans la nuit du 20 au 21 janvier 1950. Il avait connu un grand succès peu de temps auparavant avec La Ferme des animaux (1945), fable animalière dans la veine de Swift sur le dévoiement inéluctable des révolutions. « Du jour au lendemain, le nom d’Orwell devint célèbre. “Comme Orwell” devint un synonyme de sérieux moral exprimé avec une combinaison d’humour, de simplicité et de subtilité. Quatre ans plus tard, “orwellien” devenait un synonyme, de manière quelque peu biaisée, “d’avenir politique épouvantable1”. » Avant cette notoriété tardive, Orwell avait derrière lui une carrière de romancier, de journaliste engagé, de critique littéraire et d’essayiste. Ses romans n’avaient connu qu’un succès d’estime. La critique les classait conformément aux origines sociales de leur auteur « dans la lower-middle-class novel2 ». Orwell, qui s’appelait en fait Eric Blair, était né au Bengale et, après des études à Eton, avait intégré les rangs de la police coloniale, occupant durant cinq ans un poste dans la brousse birmane. Ce ne fut qu’en 1934, pour la sortie de Down and Out in Paris – La Vache enragée (traduit en 1935, réédité en 1982 sous le titre Dans la Dèche à Paris et à Londres), qu’il prit, peut-être en référence à une petite rivière de l’Angleterre3, le pseudonyme littéraire d’Orwell. La découverte de la condition ouvrière à Wigan Pier en 1936, où il avait été envoyé en reportage par son éditeur et dont il tira Le Quai de Wigan (1937), décida de son engagement politique. Cette révélation fut « immédiate et intuitive mais aussi définitive et totale4 ». Il intégra, lors de la guerre civile espagnole, les rangs de la milice du POUM (parti marxiste, mais non bolchevique) et manqua d’être tué par la balle qui lui traversa le cou. Si le récit de cette expérience, consigné dans Hommage à la Catalogne ( 1938), fut un échec éditorial, Orwell y dénonçait les falsifications de la réalité dont la presse était coupable. Bien que engagé à gauche, il y soulignait en decent man les dérives totalitaires des partis de gauche : « Ce que j’ai vu en Espagne, et ce que j’ai connu depuis du fonctionnement intérieur des partis de gauche, m’a fait prendre la politique en horreur5. »
Le dernier homme
George Orwell n’a donc jamais éprouvé « la moindre fascination pour le mythe soviétique ». Cela le distingue de « la plupart des intellectuels de son temps6 » et suscita l’hostilité de nombre d’entre eux : « parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils ne veulent pas entendre7 ». Son empathie envers les hommes ordinaires et le souci de respecter la vérité au nom de la common decency lui permirent de comprendre, mieux et avant beaucoup d’autres intellectuels, la nature perverse du pouvoir
totalitaire. Ce fut donc par conviction morale, par « dégoût de l’oppression » et malgré son aversion pour la politique, qu’il devint un écrivain politique. « Ce qui me pousse au travail, c’est toujours le sentiment d’une injustice, et l’idée qu’il faut prendre parti. Quand je décide d’écrire un livre, je ne me dis pas : je vais produire une oeuvre d’art. J’écris ce livre parce qu’il y a un mensonge que je veux dénoncer, un fait sur lequel je veux attirer l’attention, et mon souci premier est de me faire entendre 8. » Pour autant, il est difficile de dater précisément le moment où s’est formé le projet de rédiger ce qui allait devenir 1984. En 1939, Orwell envisageait de se lancer dans une saga en trois volumes dont le titre aurait été The Quick and the Dead ou The Lion and the Unicorn. Le premier volume, commencé en 1941, est peut- être une première version du livre de 1949. Orwell pensait alors l’intituler The Last Man in Europe, ce qui se justifie par ce que dit O’Brien, le tortionnaire du Parti Intérieur, à sa victime Winston Smith : « Si tu es un homme, Winston, alors tu es le dernier9. » En 1943 et 1944, tout en continuant à travailler à sa trilogie, Orwell rédigea La Ferme des animaux. Il ne put s’atteler à la rédaction de 1984 qu’à partir de 1946, lors de ses séjours sur l’île de Jura. Ce fut depuis cette retraite à l’ouest de l’Écosse, entrecoupée de périodes d’hospitalisation, qu’après avoir longuement remanié son texte il en posta la version définitive le 4 décembre 1948.
> Winston Smith
Le protagoniste principal de 1984 semble être une sorte d’average man (d’homme moyen), ce que son nom, Winston Smith, ne confirme qu’en partie, « Winston » renvoyant plutôt à une figure héroïque. Peut-être pourrait-on dire qu’il appartient, comme Blair-Orwell lui-même, à la upper lower middle class. Le lecteur apprend dès les premières pages que, membre du Parti Extérieur (Outer Party), il appartient à la classe moyenne d’Océanie, le super État dont le régime est le Sociang (pour socialisme anglais, Ingsoc) et qui est, avec l’Eurasie et l’Estasie, l’un des trois empires totalitaires qui se partagent le monde. Ceux-ci sont entrés dans un conflit sans fin que scandent d’incessants retournements d’alliance. Ces guerres perpétuelles sont sans vainqueurs et sans Histoire, cette dernière n’étant plus « qu’un palimpseste soigneusement effacé et récrit aussi souvent que nécessaire » (p. 53). C’est d’ailleurs la tâche de Winston au ministère de la Vérité (abrégé en Minivrai, Minitrue) : réactualiser le passé en l’adaptant constamment aux nécessités d’un présent, dictées par le Parti unique au pouvoir. Aussi n’apprendra-t-on que progressivement comment ces empires se sont constitués grâce aux bribes de souvenirs confus de Winston et, surtout, par la lecture du traité du dissident Emmanuel Goldstein, ancien membre du Parti et l’un des « Pères de la Révolution » réputés traîtres à la cause lors des « purges monstres » des années 1960. L’Océanie résulte de l’absorption de l’Empire britannique par les ÉtatsUnis, l’Eurasie s’est formée à partir de la Russie qui unifia l’Asie septentrionale et l’Europe continentale. Quant à l’Estasie, elle s’est constituée un peu plus tard, autour de la Chine et du Japon.
Écrire sous l’effet de la panique
L’intrigue commence par la décision de Winston Smith, datée du 4 avril 1984, de rédiger son journal intime. Cela n’a rien d’anodin dans une société où la « Mentopolice » ( la « police de la pensée » , Thought Police) réprime durement toute forme de réflexion autonome. On y pratique chaque jour le culte de Big Brother, « l’incarnation du Parti » ( p. 303), dont l’image est omniprésente sur les innombrables télécrans. Ces appareils, qui diffusent en continu la propagande du Sociang tout en servant de mouchards au pouvoir, ne peuvent jamais être éteints. On peut juste les « mettre en sourdine » ( p. 12). Homme sans repères – il n’est même pas sûr de vivre en 1984 et est incapable de situer sa date de naissance –, Winston, envahi par « un sentiment d’impuissance totale » (p. 17), se lance pourtant dans l’écriture de son journal sans savoir pourquoi, ni pour qui, persuadé même « d’avoir perdu toute capacité à s’exprimer, et pis encore d’avoir oublié tout ce qu’il avait l’intention de dire » (p. 18). Aussi, précise le narrateur, se met-il à écrire « sous l’effet de la panique, sans savoir exactement ce qu’il couche sur le papier » (p. 18). Au cours de cette même matinée, qui contient en germe la suite, il croise du regard les deux protagonistes principaux de l’intrigue. Une fille « aux allures hardies » , membre du service Littérature, qu’il a « souvent vue avec une clé anglaise entre ses mains poisseuses de cambouis », et qu’il pense être « mécanicienne sur machine à romans » (p. 20), lui inspire d’abord de l’antipathie. Winston la soupçonne, à cause de ses attitudes hygiénistes, d’être un agent de la Mentopolice. Ne porte-t-elle pas autour de son uniforme bleu « la fine ceinture rouge, emblème des Jeunesses antisexes » ( p. 20)? Le second est O’Brien, « grand gaillard au cou de taureau doté d’un visage grossier sous lequel perce l’humour » (p. 21). Confusément, Winston croit déceler en lui quelqu’un qui « n’est pas d’une orthodoxie à toute épreuve ». Mais il ne peut pas décider
« ORWELL TENAIT À DÉCRIRE CE QUE SERAIT LE MONDE SI LES IDÉOLOGIES TOTALITAIRES FINISSAIENT PAR PRÉDOMINER »