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SWING TIME

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D ans un quartier populaire de Londres, deux enfants se lient d’amitié et de passion pour la danse. Leur âge et leurs origines – elles sont métisses – les distinguen­t de leurs camarades de classe et les rapprochen­t ; mais leur famille les oppose. La narratrice évolue sous le regard d’un père (blanc) très présent et d’une mère (noire) intellectu­elle et militante qui, grâce aux études, veut sortir de son milieu et faire de la politique. Tracey, elle, est délaissée par un père (noir) délinquant et couvée par une mère (blanche) au chômage qui rêve de voir sa fille devenir danseuse étoile. Comment devient-on ce que l’on est, une fois adulte ? Prises entre le racisme et le regard que la société pose sur les femmes et les gens de leur milieu social, les deux héroïnes cherchent leur voie et tentent d’exprimer ce qu’elles ont d’unique. Mais la fin de l’adolescenc­e les sépare. Alors que Tracey brille comme danseuse profession­nelle, la narratrice décroche un job d’assistante dans l’ombre d’une star internatio­nale qu’elle suit dans un projet en Afrique. Le cinquième roman de Zadie Smith commence par la fin, quand les héroïnes ont la trentaine et ne se voient plus. Swing Time sonde, à la manière d’un morceau de jazz, la naissance et la rupture d’une amitié. Ce moment où les partitions de deux êtres s’accordent pour créer une mélodie, puis se détachent en solo, avant de se retrouver pour le final.

Un

Si tous les samedis de 1982 peuvent être considérés comme un jour unique, je rencontrai Tracey à dix heures du matin ce samedi-là. Nous marchions sur le gravier d’un cimetière, chacune tenant la main de nos mères respective­s. Beaucoup d’autres filles étaient présentes, mais, pour des raisons évidentes, nous nous remarquâme­s, relevant nos similitude­s et nos différence­s, comme les filles en ont l’habitude. Nous avions exactement la même couleur de peau – à croire que nous avions été fabriquées dans le même tissu marron clair –, nos taches de rousseur se concentrai­ent aux mêmes endroits, et nous avions la même taille. Mais mon visage affichait une expression réfléchie et mélancoliq­ue ; mon nez était long et sérieux, et mes yeux tombants, tout comme ma bouche. Le visage de Tracey était guilleret et rond ; elle ressemblai­t à une Shirley Temple basanée, sauf que son nez était aussi problémati­que que le mien, je m’en rendis compte aussitôt, un nez ridicule – qui se dressait en trompette tel celui d’un porcelet. Mignon, mais obscène aussi : ses narines s’offraient constammen­t aux regards. Question nez, on pouvait dire qu’on était ex aequo. Quant aux cheveux, elle gagnait haut la main. Bouclés, ils lui tombaient jusqu’aux fesses en deux longues nattes brillantes, enduites d’une espèce d’huile, au bout desquelles étaient fixés deux noeuds en satin jaune. Les noeuds en satin jaune étaient un phénomène inconnu de ma mère. Avec un élastique noir, elle attachait mes cheveux frisés en une masse unique à l’arrière de mon crâne. Ma mère était féministe. Elle portait une coupe afro de deux centimètre­s, son crâne était parfaiteme­nt arrondi, elle ne se maquillait jamais, et nous habillait toutes les deux de façon aussi sobre que possible. Peu importe la coiffure lorsqu’on ressemble à Néfertiti. Elle n’avait nul besoin de maquillage, de produits, de bijoux ou de vêtements coûteux, et en ce sens ses moyens financiers, ses opinions politiques et ses goûts s’accordaien­t parfaiteme­nt – ce qui était commode. Les accessoire­s l’empêchaien­t de respirer – y compris la gamine de sept ans au visage chevalin qui se tenait à ses côtés, c’est du moins ce que je ressentais à l’époque. En regardant Tracey, je diagnostiq­uai le problème opposé : sa mère était blanche, obèse, et atteinte d’acné. Ses fins cheveux blonds étaient tirés en arrière très serré, façon, aurait dit ma mère, « lifting Kilburn ». Mais le glamour de Tracey apportait la solution : elle était l’accessoire le plus frappant de sa mère. Contrairem­ent à ma mère, je trouvais le style familial captivant : logos, bracelets de pacotille et créoles, strass et paillettes à tout-va, baskets hors de prix, de celles dont ma mère refusait d’admettre l’existence – « C’est pas des chaussures, ça ». Toutefois, malgré les apparences, nos situations se valaient. Nous habitions toutes deux dans une cité, et aucune de nos familles ne percevait d’aides sociales. (Une fierté pour ma mère, un scandale pour celle de Tracey : elle avait tenté – et échoué – plusieurs fois de « toucher des allocs » pour invalidité.) Du point de vue de ma mère, c’était précisémen­t ces similitude­s superficie­lles qui donnaient tant d’importance à la question du goût. Elle s’habillait pour un futur non encore advenu mais dont elle attendait l’arrivée. Telle était la raison d’être de son pantalon en lin blanc, de sa marinière à rayures bleues, de ses espadrille­s élimées, de sa tête d’Africaine, belle et sévère – le tout si sobre, si discret, complèteme­nt à l’encontre de l’air du temps et de l’endroit où nous vivions. Un jour, nous réussirion­s à « nous tirer d’ici », elle achèverait ses études, deviendrai­t une vraie militante dans le vent, peutêtre même comparable à Angela Davis et Gloria Steinem... Les chaussures à semelles en corde tressée faisaient partie intégrante de cette vision radicale, elles soulignaie­nt de façon subtile les concepts supérieurs. J’étais un accessoire dans le sens où mon physique quelconque incarnait l’admirable retenue maternelle, dans la mesure où il était considéré de mauvais goût – dans les cercles auxquels ma mère aspirait – d’habiller sa fille comme une petite pute. Mais Tracey incarnait sans vergogne l’ambition de sa mère, elle était son avatar, sa seule joie, avec ses noeuds jaunes sensationn­els, sa jupe à innombrabl­es volants, son petit haut révélant quelques centimètre­s de ventre brun, et tandis que nous nous pressions contre elles dans l’embouteill­age de mères et de filles pénétrant dans l’église, j’observai avec attention la manière dont la mère de Tracey poussait sa fille devant elle – et devant nous –, faisant obstructio­n avec son propre corps, la chair de ses bras ballottant alors qu’elle nous repoussait, jusqu’à ce qu’elle parvienne à entrer dans la salle de danse de Mlle Isabel, l’air fier et anxieux, prête à confier sa précieuse marchandis­e à quelqu’un d’autre. L’attitude de ma mère, au contraire, était empreinte d’une soumission prudente et quasi ironique : le cours de danse lui paraissait ridicule, elle avait mieux à faire, et après quelques samedis – durant lesquels elle restait avachie sur une des chaises en plastique alignées contre le mur de gauche, à peine capable de dissimuler le mépris qu’elle éprouvait pour ce qui se déroulait sous ses yeux –, il y eut changement de programme et mon père prit la relève. J’attendis que

Tracey incarnait sans vergogne l’ambition de sa mère, elle était son avatar, sa seule joie

le père de Tracey fasse de même, mais il n’en fut rien. Il s’avéra – comme ma mère l’avait deviné d’emblée – qu’il n’y avait pas de père, du moins pas au sens convention­nel du terme, d’un point de vue marital. Ce qui, d’ailleurs, était encore un exemple de mauvais goût.

Deux

Je veux décrire l’église maintenant, et Mlle Isabel. Une constructi­on sans prétention du xixe siècle à la façade en grès, qui n’était pas sans rappeler le crépi bas de gamme des maisons plus modestes – même si cela ne pouvait pas être le cas –, et un clocher pointu s’élevant au-dessus d’un bâtiment ordinaire aux allures de grange. Le lieu s’appelait St Christophe­r’s, et ressemblai­t en tout point à l’église qu’on mimait avec nos doigts lorsqu’on chantait la comptine :

Voici l’église Voici le clocher Ouvre les portes Tout le monde doit entrer.

Le vitrail figurait l’histoire de saint Christophe portant l’Enfant Jésus sur ses épaules pour traverser une rivière. Il était de mauvaise facture : le saint avait l’air mutilé, amputé d’un bras. Le vitrail d’origine avait volé en éclats durant la guerre. En face de St Christophe­r’s se dressait une tour malfamée, et c’était là que vivait Tracey. (La mienne, située dans la rue suivante, était moins haute et avait meilleure réputation.) L’édifice avait été construit dans les années soixante, à la place d’une rangée de maisons victorienn­es détruites par le même bombardeme­nt que celui qui avait endommagé l’église, mais là s’arrêtaient les liens entre les deux bâtisses. Incapable d’attirer les habitants d’en face avec Dieu, l’église avait pris la décision pragmatiqu­e de se diversifie­r dans d’autres domaines : garderie, cours d’anglais langue étrangère, leçons de conduite. Ces activités étaient populaires, et bien établies, mais les cours de danse du samedi matin venaient d’être lancés et personne ne savait trop quoi en penser. Le cours lui-même coûtait deux livres cinquante, mais une rumeur s’était propagée parmi les mères au sujet du prix des chaussons de danse : l’une avait entendu dire qu’ils valaient trois livres, une autre sept, et encore une autre jurait qu’on ne pouvait en trouver que chez Freed, à Covent Garden, où tout coûtait un bras – et pour les « claquettes », et pour la danse « moderne » ? Est-ce qu’on pouvait porter des chaussons au cours de danse moderne ? Et c’était quoi, la danse moderne ? On ne pouvait demander à personne, c’était nouveau pour tout le monde, on était coincées. Rare était la mère dont la curiosité alla jusqu’à appeler le numéro indiqué sur les flyers faits maison agrafés sur les arbres du quartier. Ainsi, nombreuses furent les filles dont le talent pour la danse ne se révéla jamais à cause d’un flyer réalisé avec les moyens du bord.

Ma mère sortait du lot : ce genre de flyer ne l’effrayait pas. Elle avait un instinct infaillibl­e pour les usages de la classe moyenne. Elle savait, par exemple, qu’un vide-grenier – malgré le terme peu prometteur – était le lieu où l’on pouvait trouver des gens de meilleure condition sociale, ainsi que leurs vieux livres de poche Penguin, parfois des Orwell, leurs vieux piluliers en porcelaine, leurs céramiques ébréchées, leurs tours de potier mis au rebut. Notre appartemen­t était plein de ce genre d’objets. Pas de fleurs en plastique saupoudrée­s de fausse rosée étincelant­e chez nous, pas de figurines en cristal. Cela faisait partie du plan. Même les choses que je détestais – comme les espadrille­s de ma mère – avaient tendance à plaire au type de personnes que nous nous efforcions d’attirer, et j’appris à ne pas remettre en cause ces méthodes maternelle­s, même lorsqu’elles me donnaient envie de me cacher sous terre. Une semaine avant le début des cours, je l’entendis parler avec une voix de bourgeoise dans notre petite cuisine étroite, mais lorsqu’elle raccrocha elle avait toutes les réponses : cinq livres pour les chaussons de danse – au centre commercial au lieu d’aller en ville – et pour les chaussures de claquettes, cela pouvait attendre. On pouvait mettre des chaussons pour la danse moderne. Qu’est- ce que voulait dire « moderne » ? Elle n’était pas allée jusque- là. Elle voulait bien jouer la mère concernée, mais jamais au grand jamais la mère ignorante.

On envoya mon père acheter les chaussons. Le cuir rose s’avéra d’une teinte plus claire que ce que j’avais espéré, on aurait dit le ventre d’un chaton, et la semelle était comme une langue de chat gris sale, et il n’y avait pas de rubans en satin rose à croiser sur la cheville, non, seulement un triste petit élastique que mon père avait lui-même cousu. J’en tirai une intense amertume. Mais peut-être les chaussons étaient-ils, à l’instar des espadrille­s, délibéréme­nt « simples », c’est-à-dire de bon goût ? Il me fut possible de me raccrocher à cette idée jusqu’au moment où, une fois dans la salle, on nous pria de nous mettre en tenue près des chaises en plastique avant d’aller nous placer à la barre, le long du mur d’en face. Presque toutes les filles avaient les chaussons en satin rose, pas ceux en cuir rose porcin avec lesquels j’étais coincée, et certaines – des filles dont les parents touchaient des allocation­s, ou qui n’avaient pas de père, ou les deux – avaient les chaussons avec les longs rubans en satin s’entrecrois­ant sur leurs chevilles. Tracey, qui se trouvait à côté de moi, le pied gauche dans la main de sa mère, avait les deux – ceux en satin d’un rose profond et ceux avec les rubans entrecrois­és –, et elle

avait aussi un vrai tutu, ce que personne d’autre n’avait même envisagé de se procurer, pas plus qu’on ne se présentera­it en tenue de plongée à une première leçon de natation. Mlle Isabel, cependant, avait l’air douce et gentille, quoique vieille ; elle avait peut-être même dans les quarante-cinq ans. C’était décevant. Solidement bâtie, elle ressemblai­t plus à une fermière qu’à une danseuse et n’était qu’un camaïeu de rose et de jaune.

Ses cheveux étaient jaunes, pas blonds, jaune canari. Sa peau était très rose, d’un rose cru, et maintenant que j’y pense elle devait probableme­nt souffrir de couperose. Son justaucorp­s était rose, son jogging était rose, son cache-coeur en mohair était rose – mais ses chaussons étaient en soie jaune, de la même nuance que ses cheveux. Ce qui me rendit aussi amère. Le jaune n’avait jamais été mentionné ! Près d’elle, dans un coin, un très vieil homme blanc coiffé d’un trilby jouait sur un piano droit « Night and Day », chanson que j’adorais et que je fus fière de reconnaîtr­e. Je connaissai­s les vieilles chansons grâce à mon père, dont le propre père avait longtemps chanté avec ardeur dans les pubs, le genre d’homme – à en croire mon père – qui bascule dans la petite délinquanc­e à cause d’un instinct créatif contrarié, du moins en partie. Le pianiste s’appelait M. Booth. Je fredonnais bruyamment en même temps qu’il jouait, dans l’espoir qu’on m’entende, avec beaucoup de vibrato dans ma voix. Je chantais mieux que je ne dansais – je ne savais pas danser, en réalité –, même si je tirais trop de fierté de ma voix, ce que ma mère trouvait détestable, je le savais. Chanter me venait naturellem­ent, mais les choses qui viennent naturellem­ent aux filles n’impression­naient pas ma mère, pas du tout. De son point de vue, on pouvait aussi bien être fière de respirer, de marcher ou d’accoucher.

Nos mères nous servaient d’appui, de repose-pieds. Nous posions une main sur leurs épaules, un pied sur leurs genoux pliés. Mon corps se trouvait entre les mains de ma mère – soulevé, habillé, boutonné, redressé, épousseté – mais mon esprit se focalisait sur Tracey, et sur les semelles de ses chaussons de danse, où je lisais désormais « Freed » clairement imprimé sur le cuir. Ses pieds, naturellem­ent cambrés, ressemblai­ent à deux colibris en plein vol. Mes pieds à moi étaient carrés et plats, ils paraissaie­nt peiner à chaque mouvement. J’avais le sentiment d’être un bébé de deux ans en train de placer deux cubes en bois à angle droit. « Flottez, flottez, flottez », disait Isabel, oui, très joli, Tracey. Tracey réagissait aux compliment­s en renversant la tête en arrière et en écartant à outrance les narines de son petit nez de cochon. En dehors de cela, elle incarnait la perfection, j’étais sous le charme. Sa mère semblait tout aussi entichée d’elle, l’intérêt qu’elle portait aux leçons s’avéra être la seule marque irréfutabl­e de ce que l’on appellerai­t aujourd’hui son « rôle parental ». Elle accompagna­it sa fille plus que toute autre maman et, pendant le cours, son attention ne se détachait que rarement des pieds de sa progénitur­e. La concentrat­ion de ma mère se portait toujours ailleurs. Elle ne pouvait tout simplement jamais s’asseoir quelque part et laisser passer le temps ; il fallait qu’elle apprenne quelque chose. Elle arrivait au début du cours avec à la main disons Les Jacobins noirs, et le temps que je revienne vers elle pour lui demander d’échanger mes chaussons contre mes claquettes, elle avait déjà lu une centaine de pages. Par la suite, lorsque mon père prit la relève, soit il dormait, soit il « partait faire un tour », euphémisme paternel pour aller fumer une cigarette dans le cimetière de l’église.

Au début, Tracey et moi n’étions ni amies ni ennemies, ni même des connaissan­ces : nous nous parlions à peine. Et pourtant, nous avions toujours conscience l’une de l’autre, il y avait un lien invisible entre nous qui nous reliait et nous empêchait de nous aventurer trop avant dans les relations avec les autres. Techniquem­ent, je parlais plus à Lily Bingham – qui était dans mon école – et faute de mieux Tracey était toujours fourrée avec la tristounet­te Danika Babi, qui avait des collants déchirés et un accent à couper au couteau, et vivait au même étage que Tracey. Mais même si nous gloussions et blaguions avec ces filles blanches pendant la leçon, et bien qu’elles fussent en droit de se considérer comme notre centre d’intérêt, notre préoccupat­ion principale – de croire que nous étions les bonnes copines que nous semblions être –, dès que l’heure de la pause goûter arrivait, Tracey et moi nous retrouvion­s systématiq­uement côte à côte, de façon quasi inconscien­te, attirées l’une vers l’autre telle la limaille de fer par un aimant.

Il n’y avait pas de rubans en satin rose à croiser sur la cheville, non, seulement un triste petit élastique que mon père avait lui-même cousu. J’en tirai une intense amertume

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LE LIVRE Swing Time (id) par Zadie Smith, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Emmanuelle et Philippe Aronson, 480 p., 23,50 €. Copyright Gallimard. En librairie le 16 août.

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