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CONCOURS LIRE/ LIBRINOVA Le lauréat

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sur le côté, sa boucle d’oreille de jade qui pendait sous le blond vénitien de sa divine chevelure, avec cette inflexion lasse sur la dernière syllabe et que tu entendras jusqu’à ton dernier jour : ton père est dans le bureau.

Sur la petite table en Formica de la cuisine, ta mère dressait deux couverts. Jamais à un autre repas que celui du dimanche midi vous ne mangiez dans la salle à manger, réunis alors autour d’un candélabre imposant, supportant des bougies de cire jaune jamais allumées, phagocytan­t la moitié de la table et écrasant votre improbable trio familial de sa monumental­e présence. C’était après la messe, à laquelle ton père faisait mine de vous accompagne­r, mais qui restait absent, le regard perdu dans les fumées d’encens, non pas absorbé dans ses prières mais parti dans cette excursion où il ne pouvait être rejoint, cette excursion d’où jamais il ne reviendrai­t. Ton père est dans le bureau, disait ta mère dans un souffle, te servant une autre louche de potage.

Le vendredi soir, ton père avait un rendez-vous à l’extérieur. Il partait alors que vous vous apprêtiez à dîner, avec ta mère, et ne revenait qu’après que tu sois couché. Depuis la cuisine, tu l’apercevais dans l’ombre du couloir, passer sa gabardine ou son manteau, selon la saison, prendre à la main son chapeau, parfois un parapluie à l’anse dorée, puis disparaître dans la cage d’escalier de l’immeuble, ses pas étouffés par le lourd tapis, ayant juste marmonné quelques mots indistinct­s à l’intention de dieu sait qui. Tu n’avais pas encore huit ans quand tu décidas de profiter de son absence du vendredi pour t’introduire dans le bureau. Cette semaine-là, il s’était passé quelque chose, une sorte d’événement dans le cours monotone des jours, venant troubler le flux naturel de votre vie familiale réglée.

C’était arrivé un matin de semaine. Allant pour boire ton bol de lait chocolaté, tu avais trouvé, oublié sur le Formica, un gros livre, épais comme la hauteur de ta main d’enfant, sur la tranche noire duquel était inscrit : « E. LITTRÉ – DICTIONNAI­RE DE LA LANGUE FRANÇAISE », en lettres majuscules dorées, disposées sur quatre lignes et en caractères de trois tailles différentes, avec le mot dictionnai­re qui se taillait la part du lion entre deux nervures. La présence de ce dictionnai­re, sur la table de la cuisine, était d’une incongruit­é absolue, une bizarrerie inouïe, le résultat d’un alignement de planètes survenant tous les mille ans. Avec un tel indice, tu n’aurais pas été plus étonné, sortant dans la rue, si tu avais découvert la moitié de la ville rasée dans le même temps par un séisme majeur. Il était impossible que ton père ait « oublié » le dictionnai­re dans la cuisine car il n’emmenait jamais de livre hors du bureau, et il était impensable que ta mère ait pris une telle initiative. Le livre était là, par tu ne savais quelle béance survenue dans la logique de l’Univers.

D’abord, tu n’y avais pas touché, trempant avec circonspec­tion tes tartines en observant du coin de l’oeil cet animal échoué en terra incognita, remuant tes méninges pour tenter de comprendre l’incompréhensible. Comment diable le dictionnai­re de ce M. Littré était-il arrivé là ? Ensuite, tu avais parcouru les couloirs de l’appartemen­t endormi, à la recherche de signes, glissant sur tes pantoufles jusqu’à la porte du bureau tel un frêle esquif déchirant la surface de l’eau calme. Touchant la poignée, tu avais senti le contact du métal froid, poli par les mains de tes ancêtres. Tu lui avais imprimé une légère rotation, degré par degré – comme si l’idée ô combien iconoclast­e t’était venue d’ouvrir la porte – et sans qu’elle n’offre aucune résistance, le pêne se dégageant en souplesse de son logement. Tu n’avais pas poussé plus loin tes investigat­ions.

Revenu dans la cuisine, tu avais défié du regard le dictionnai­re de M. Littré. C’est en ouvrant le livre que tout commença, certes, mais avais-tu seulement idée du pouvoir des mots ? Ouvrant une page au hasard, tu avais plongé ton nez dans les odeurs de vieux papier. Pages 506-507, GALIOTE, GALIPOT, GALLATE, GALLE, GALLICAN. Le dictionnai­re avait été relié par Louis Crollen, rue Vielle, 25 à Hasselt, en Belgique. Un petit timbre en témoignait dans un angle des pages marbrées intérieures. GALIOTE (dim. de l’anc. fr. galée, galère), s. f. Petit bâtiment qui va à rames et à voiles. Tu avais répété ce mot dans le silence de la cuisine : galiote. Puis tu avais entrepris de prendre le dictionnai­re à son commenceme­nt : A, À, ABAISSANT, ANTE, ABAISSE, ABAISSÉ, ÉE, ABAISSEMEN­T, ABAISSER, ABAISSEUR… Tu en étais à ABANDON (qui tire pourtant son origine de l’ancien français bandon, qui veut dire permission) quand une lourde poigne s’était emparée de ton épaule droite.

Pas un mot n’avait été échangé. Refermant le dictionnai­re, ton père l’avait glissé sous son bras gauche, puis, toujours te tenant par l’épaule – tu sens encore la pression de son pouce sur ta clavicule, sans pouvoir discerner cependant ce qu’elle devait à la contrainte, ce qu’elle devait à la bienveilla­nce –, il t’avait poussé devant lui jusque dans le bureau, couloir de l’entrée, à droite puis à gauche, ouvrant la porte sur l’atmosphère confinée de cette pièce étrange, trop haute pour sa surface, trop souvent dans l’obscurité pour être le lieu d’activités honnêtes. Ton père n’avait pas écarté les rideaux cramoisis ; il ne t’avait pas non plus plaqué la tête sous la menace de la fenêtre à guillotine. Non, une fois arrivé dans le bureau, il avait relâché ton épaule de son emprise, et il avait grimpé à pas mesurés les barreaux de l’échelle, élevant sa grande carcasse pour aller ranger le vieux dictionnai­re (édition de 1881, devais-tu noter plus tard) à la place qui était la sienne, au dernier rayon de la bibliothèque, dans une case à demi cachée par l’un des rideaux et ses gros anneaux. C’était tout. Depuis son promontoir­e, comme un curé en chaire, ton père t’avait cherché des yeux dans l’obscurité, plissant ses grosses paupières fatiguées. Un instant qui t’avait paru un siècle, vos regards s’étaient croisés, puis, d’un léger signe de la main, depuis le haut de l’échelle, soudain désinvolte, il t’avait fait signe de déguerpir.

Ta première expédition avait eu lieu dès le vendredi. Quand tu avais entendu ta mère entrer dans son cabinet de toilette, le bruit des robinets, celui plus feutré des tiroirs de sa coiffeuse, tu t’étais glissé hors du lit et dirigé vers le bureau. Au passage, tu avais récupéré dans la commode de l’entrée une lampe de

« COMMENT DIABLE LE LIVRE DE CE M. LITTRÉ ÉTAIT-IL ARRIVÉ LÀ ? »

poche qui servait à ton père lors des pannes d’electricit­é, ou bien pour chercher une olive ayant roulé derrière le frigidaire. Cette fois, tu ne t’étais pas contenté de tourner la poignée, tu avais poussé la porte et l’avais refermée derrière toi avec mille précautions. Tu étais dans le bureau, avec le sang qui battait à tes tempes, dans l’obscurité seulement amincie par le trait de lumière qui se dessinait entre les deux rideaux. Sous son globe, la grosse pendule de la cheminée respirait encore. Pas d’autre bruit, sinon celui étouffé des rares voitures sur le boulevard, ou bien à l’occasion un grincement inattendu dans une canalisati­on de l’immeuble. Tu étais là, immobile, indécis, dans les ténèbres. Il était temps encore de cesser cette folie, de faire marche arrière, d’aller retrouver la lumière tamisée du couloir, puis de te glisser sous les couverture­s, dans la chaleur réconfortant­e de ton lit, comme blotti au creux du ventre de ta mère.

Mais ce soir-là, dans le bureau, du haut de tes huit ans, avec la sueur collant ton pyjama sur le bas de ton dos, tu avais vu cette possible reculade comme la dernière des lâchetés. Non, cela t’aurait été intolérable au réveil : rien qu’une poule mouillée. Et même si personne n’en aurait jamais rien su, cela ne changeait rien à l’affaire. Il fallait y aller maintenant, brusquer la vie, quitte à prendre des risques. Celui d’abord de tomber depuis le sommet de la haute échelle. Ton père l’avait laissée sur la gauche de la bibliothèque et elle était donc parfaiteme­nt à l’aplomb de la case du dictionnai­re. En haut, tu avais découvert un point de vue inédit sur le bureau, avec des fantômes inquiétants se déplaçant au sol et sur les murs, au gré des mouvements de la lampe de poche. Tu avais été pris d’un léger vertige, t’imaginant obligé de t’agripper aux rideaux pour enrayer ta chute, sur le point de rendre ton dîner.

Allongé sur le parquet en points de Hongrie du bureau, avec les boutons de la veste de pyjama qui te poinçonnaient le ventre, le gros dictionnai­re ouvert dans le halo faiblard de ton éclairage de fortune, tu avais repris la lecture là où ton père l’avait interrompu­e, pour ne retenir qu’une seule définition du mot ABANDON : ( à, et anc. fr. bandon, permission), s. m. Confiance entière.

Ainsi avait commencé ce soir-là la lecture compulsive mais ordonnée du dictionnai­re de M. Littré, chaque vendredi soir, à la lumière de la lampe de poche, allongé sur le parquet du bureau, une ou deux heures, parfois trois, t’oubliant certaines fois jusqu’à la moitié de la nuit pour retourner jusqu’à ta chambre les yeux rougis de sommeil, te glissant sous les draps la tête farcie de mots curieux, t’endormant dans un monde éthéré, devant répondre au matin, sur le seuil de l’appartemen­t, aux questions muettes de ta mère, s’inquiétant de ton air fatigué.

Le petit garçon que tu étais avait eu l’idée brillante qu’il lui fallait prendre des notes, inscrire quelque part les trouvaille­s de sa lecture. Le carnet noir à élastique offert par sa marraine trouverait là une utilisatio­n digne de sa magnificen­ce. Il s’était fixé une autre règle, ne pas déroger une seule fois à une lecture faite dans l’ordre alphabétique le plus strict, sous peine de conséquences terribles, comme si lire un mot avant qu’il n’eût fallu risquait de lui faire perdre à tout jamais son sens, sa puissance évocatrice, le réduisant à une succession de lettres impuisssan­tes, à une gangue vidée de sa substance.

Quand tu étais entré en classe de sixième, tu en étais arrivé à la lettre G. Tu avais relu dans un frisson le mot GALIOTE, te remémorant ton père en haut de l’échelle, ce soir- là. Dans le carnet noir à élastiques, parmi tes prises de guerre, figuraient ATARAXIE : s. m. En philos. Absence de trouble dans l’âme, BURON : (anc. h. all. bûr, maison), s. m. Petite cabane. Ou encore COLBACK (turc kolbâk) s. m. Sorte de bonnet à poil en forme de cône tronqué renversé. Certains mots étaient précédés d’une petite étoile ( un astérisque disait le dictionnai­re) dont tu avais mis un certain temps à découvrir ce qu’il signifiait. Les mots précédés d’un astérisque n’étaient pas dans le dictionnai­re de l’Académie. Ce constat lapidaire t’avait laissé dans un abîme de perplexité. Ainsi, il se pouvait que certains dictionnai­res acceptasse­nt certains mots quand d’autres les bannissaie­nt. Qui était donc l’arbitre de ces élégances ? M. Littré retenait des mots que l’Académie réfutait, et alors même – un comble – qu’il était lui- même de l’Académie, c’était marqué en première page. ACADÉMIE : (lat. academia), s. f. Jardin près d’Athènes où Platon enseignait. C’était pour le moins obscur. Tu avais décidé d’oublier ces étoiles qui parsemaien­t le dictionnai­re et de t’en tenir à la seule foi de celui dont tu avais fait ton professeur de mots : M. Littré. La définition de COLBACK t’avait beaucoup amusé, même si tu peinais à imaginer ce qu’était précisément « un cône tronqué renversé ». Un genre d’abat-jour, avait répondu ta mère, inquiète, toujours inquiète, toujours plus inquiète, à qui tu avais posé la question le lendemain soir, entre deux louches de soupe. Tu avais bien tenté d’utiliser ATARAXIE, BURON et COLBACK dans une rédaction scolaire vous infligeant la descriptio­n d’une journée de vacances, mais le professeur de français t’avait fermement invité, une bonne fois pour toutes, à cesser de faire l’intéressant.

K, KABAK, KABIN, KABYLE, KAHOUANNE (c’était une tortue), KAKATOES (un perroquet), KAKERLAT et KALÉIDOSCO­PE ( qui s’écrivait aussi avec un C), KALI, KALMIE, KAMICHI (un grand oiseau noir de l’ordre des échassiers), KAN ou KHAN, KANDJAR, KANGUROU, KAOLIN…

Dans ton carnet, LOQUACE : (lo-koua-s’. Lat. loquax), adj. Qui parle beaucoup.

Tu avais alors treize ans. La veille au soir, tu avais écrit dans ton carnet noir le verbe MOURIR : (lat. morire) v. int. Cesser de vivre.

Au matin, ton père était mort.

Rien, aucune explicatio­n rationnell­e, au diable la raison, rien, rien ne pansera jamais la conviction glaçante, gravée ad nauseam dans les tréfonds de ton âme, dans ta chair, dans tes tripes, d’un lien de causalité entre ces deux événements.

« LA VEILLE AU SOIR, TU AVAIS ÉCRIT LE VERBE MOURIR »

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