Lire

SON NOM EST PERSONNE

Qu’il soit reconnu de manière plus ou moins discrète – ou pas du tout –, le « nègre » est à l’origine de bons nombre de livres publiés chaque année, dont certains connaissen­t un grand succès en librairies.

- Alexandre Fillon

On les appelle les « nègres », les « écrivains fantômes », les « scribes ». Femmes et hommes de l’ombre, ils sont des écrivains publics que le public ne connaît pas. Des mères porteuses, des pères porteurs de mots. Elles ou ils écrivent les livres des autres, ont du style par procuratio­n. Généraleme­nt, les autres sont des vedettes, des sportifs, des hommes politiques. Jadis, des génies ont fait appel à leurs services. Alexandre Dumas lui-même, notamment, y avait recours, rétorquant à qui s’en offusquait : « Napoléon aussi avait bien ses généraux » ! Rares sont ceux qui acceptent de témoigner, refusant de scier la branche sur laquelle ils sont assis. Le défunt Hervé Prudon n’avait pas eu tant de pudeur. Maître du néo-polar français, Prudon s’est jadis illustré avec le pétillant Plume de nègre (1987), où il racontait avec humour toutes les peines qu’il avait rencontrée­s à accoucher un animateur de télévision qui souhaitait rédiger ses souvenirs. Interviewé par le futur Prix Goncourt Jean-Paul Dubois, à la question « C’est quoi, un bon nègre ? », Prudon répondait cyniquemen­t : « Un type qui empoche et qui ferme sa gueule. »

Lionel Duroy, lui, a tenu la plume de nombreuses personnes, de Nicolas Vanier à Ingrid Betancourt en passant par Sylvie Vartan et Mireille Darc. Il a porté des livres où figure la mention « écrit en collaborat­ion avec Lionel Duroy ». L’auteur du Chagrin affirme que ces ouvrages font totalement partie de son travail d’écrivain, au même titre que ses romans. « J’y mets la même passion, la même fièvre », confie-t-il. Duroy a besoin de choisir les personnes avec lesquelles il va passer du temps, il faut qu’elles l’intéressen­t, qu’il se sente disposé « à les écouter longtemps, à les aimer beaucoup ».

Être celui qui dit « je »

C’est également le cas de Bruno Tessarech, qui ne peut travailler qu’avec « des gens qui font avancer le Schmilblic­k » . « Quand on écrit pour quelqu’un d’autre, on doit être à 100 % celui qui dit “je”. Il faut se l’approprier, être dans l’empathie et la symbiose. On joue un rôle d’accoucheur, de psy qui permet d’aider à sortir des choses fortes. Il faut aussi se mettre à la place du lecteur et éviter d’être trop technique, trop

jargonneux. Ce qui est le cas la plupart du temps car l’univers de la personne en question est généraleme­nt totalement éloigné du nôtre », développe-t-il. Dans La Machine à écrire, son premier roman, Tessarech s’est d’abord glissé dans la peau de l’un de ces plumitifs silencieux. Avant de devenir l’un d’entre eux, et pas des moindres. Il lui est arrivé d’être totalement caché – un livre dont il a eu la charge, et dont il ne peut contractue­llement révéler l’identité de l’auteur, s’est écoulé à 600 000 exemplaire­s, lui permettant de vivre tranquille pendant trois ans – ou caché de manière subliminal­e, puisqu’il est remercié en fin de volume. Comme ce fut le cas avec Raymond Domenech, Jérôme Kerviel ou Christian Pellerin, le constructe­ur de La Défense. À chaque fois, il touche une avance, un à-valoir, puis des droits sur les ventes qui peuvent se négocier mais qui tournent généraleme­nt autour de 2 %. Directeur général des éditions Calmann- Lévy, Philippe Robinet s’adresse régulièrem­ent à des « porteplume­s » , uniquement pour des

« ON JOUE UN RÔLE D’ACCOUCHEUR, DE PSY QUI PERMET D’AIDER À SORTIR DES CHOSES FORTES »

ouvrages de non-fiction. Quand il publie le témoignage de gens qui ne savent pas nécessaire­ment écrire. « On demande alors à un profession­nel de porter la voix de cette personne, explique-t-il, d’être l’instrument­iste qui joue sa partition. Je suis attaché au fait de le mentionner dans le livre. »

Journalist­e ou écrivain à part entière

Certains de ces profession­nels sont seulement journalist­es. D’autres, comme Lionel Duroy et Bruno Tessarech, sont également des écrivains à part entière. C’est le cas de Jean-François Kervéan, accompagna­teur du nageur Camille Lacourt, du présentate­ur Michel Drucker et de la star de téléréalit­é Nabilla Benattia. Ou encore de Dan Franck, auquel on doit un best-seller de l’envergure de Ma médecine naturelle de Rika Zaraï, et qui a mis fin à ses activités après avoir obtenu le prix Renaudot pour La Séparation. Racontant ensuite ses tribulatio­ns d’antan dans le savoureux Roman nègre (2008). Pasticheur de haut vol, capable de recueillir les propos de Baltique, le labrador de François Mitterrand en qualité de « vétérinair­e certifié de la jet-set animale », Patrick Rambaud a quant à lui oeuvré comme « menuisier » sur une cinquantai­ne de livres signés par d’autres. Boulot de forçat qu’il a arrêté après avoir été couronné par le prix Goncourt pour La Bataille. Non content d’être des passeurs de textes, les porte-plumes font également aussi d’excellents personnage­s de romans. Il n’y a qu’à lire ce chef-d’oeuvre qu’est Demain dans la bataille, pense à moi de Javier Marías ou le parfaiteme­nt huilé L’Homme de l’ombre de Robert Harris – porté à l’écran par Roman Polanski – pour s’en convaincre. Même si on ne leur souhaite pas de terminer comme le malheureux héros de Harris !

 ??  ?? Ewan McGregor dans le film Ghost Writer, adapté par Roman Polanski du livre de Robert Harris,
L’Homme de l’ombre.
Ewan McGregor dans le film Ghost Writer, adapté par Roman Polanski du livre de Robert Harris, L’Homme de l’ombre.

Newspapers in French

Newspapers from France