Missives en déshérence
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LETTRES À TARANTA-BABU (TARANTA BABU’YA MEKTUPLAR) PAR NÂZIM HIKMET,
TRADUIT DU TURC PAR TIMOUR MUHIDINE, 96 P., EMMANUELLE COLLAS, 12 €
Un homme emménage dans un quartier populaire de Rome. Par la logeuse, il apprend que l’ancien locataire de la studette – un jeune Éthiopien – vient d’être arrêté par la police. Partout, l’homme sent sa présence : sur les murs, dans le lit, dans le bois du plafond. Il découvre bientôt que l’Éthiopien a laissé derrière lui une liasse de lettres : treize missives en vers envoyées à son épouse, Taranta-Babu, restée au pays.
Jamais celle- ci ne les lira. Offertes au lecteur comme un trésor et une énigme à chérir, elles se composent notamment de ses observations sur la capitale italienne, dont la grandeur est empoisonnée par la montée du fascisme. Nous sommes en 1930, à l’époque où Mussolini s’apprête à faire couler le sang pour étendre son empire colonial en Afrique.
Par cet habile et hybride dispositif narratif, le grand poète turc Nâzim Hikmet ( 1901- 1963) se joue des époques, des lieux et des langues pour faire jaillir le souffle de son idéal universel et internationaliste. En fustigeant la lâcheté de l’intelligentsia romaine,
c’est aussi à la compromission de l’élite stambouliote que s’attaque l’écrivain exilé peu après la publication de Lettres à Taranta-Babu. Portés par une gravité douce, ces textes empreints d’ironie pointent les contradictions d’un milieu captif de son arrogance et de sa cécité. « Ici est un monde si étonnant que l’on meurt dans l’abondance, l’on vit dans la disette. »
Chant d’amour et de révolte, il fait vibrer ensemble la colère, la vigilance et l’espoir : « Que c’est beau de vivre
[…] Et pourtant, quelle drôle d’affaire, Taranta-Babu, quelle drôle d’histoire,/
[…] que cette chose indiciblement joyeuse /soit tellement dure aujourd’hui,/ tellement /étroite/tellement/sanglante /tellement /ignoble… »