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Emmanuel de Waresquiel J’AI TANT VU LE SOLEIL

- Louis-Henri de La Rochefouca­uld

Il en sourit lui-même dès le début de son livre, avec une décontract­ion toute stendhalie­nne : dans cette centaine de pages écrites un été chez lui à la campagne, les spécialist­es « trouveront à redire ». Ils n’estimeront pas sérieux le fait que l’auteur expédie aussi vite son sujet. Mais Stendhal se prête-t-il à des sommes universita­ires ? Cet homme qui « a vécu en vacances » ne doit-il pas, au contraire, être abordé de manière buissonniè­re, dans « cette dispositio­n passagère à la légèreté et au bonheur sans laquelle on ne peut aimer Henri Beyle » ? Quiconque a lu ses impression­nantes biographie­s de Talleyrand ou de Fouché sait que Waresquiel ne peut être suspecté de paresse. Quand il s’agit de bosser, il sait y faire. Ici, il a voulu se faire plaisir en feuilletan­t des livres qu’il a lus et relus ces trente dernières années, et en restituant quelques intuitions qui infusent en lui depuis. De Stendhal, ce sont la vie et la personnali­té, plus que les romans, qu’il commente – on est du côté de la Vie de Henry Brulard, des Souvenirs d’égotisme et de la Correspond­ance. Dans les bibliothèq­ues de résidences secondaire­s, J’ai tant vu le soleil trouvera sa place entre H.B. de Prosper Mérimée et L’Âme sensible de Jean Dutourd. Reste une affaire à suivre : Waresquiel sera-t-il, malgré tout, invité à donner une conférence devant l’Associatio­n des amis de Stendhal ?

Je commence ceci au milieu de l’été, à la campagne, dans un bureau trop encombré de souvenirs, persiennes fermées et paupières à demi closes. L’hiver, on lit, l’été on relit ce qu’on a aimé autrefois. Parfois, cela tourne court, le plus souvent, le plaisir qu’on a éprouvé à la lecture de certains auteurs est comme décuplé, vingt ou trente ans plus tard. Donc, je relis Stendhal. Pas seulement ses romans, mais ses lettres, son journal, la Vie de Henry Brulard, les Souvenirs d’égotisme. Je suis retourné à ma bibliothèq­ue, j’ai ressorti mes vieilles éditions, pas les Pléiade, les trois volumes de sa correspond­ance reliés en basane rouge, publiés par Paupe en 1908 chez Charles Bosse, sans doute mon premier achat de bibliophil­e à la librairie d’Emmanuel Lhermitte, rue Guynemer à Paris. Et puis les vieux Folio brochés réédités par Gallimard dans les années 1970, aux pages jaunies, cornées et annotées au crayon. Il y a du plaisir à reprendre ses vieux livres. On renoue avec des amis d’enfance. On y entre comme on suivrait le lapin au pays d’Alice. Avec ceux de Beyle je pars en voyage, et c’est un voyage sentimenta­l. À chacun sa stendhalie !

Voilà des années que j’avais envie d’écrire sur lui. Nous y sommes.

Il se méfiait instinctiv­ement des traces écrites. Elles étaient à ses yeux toujours dangereuse­s

Il n’y a entre l’oeuvre de Stendhal et sa vie que l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarettes. Personne n’a été plus sainte- beuvien que lui. Et en même temps, il s’est longtemps caché d’écrire. Blaise Cendrars, dans les tranchées de la Grande Guerre, détestait qu’on lui parle de poésie. Jusqu’à la fin des années 1820, très peu de ceux qui ont connu Henri Beyle ont su qu’il écrivait. Ses tout premiers livres paraissent sous diverses initiales. Il s’invente un premier pseudonyme avant d’adopter celui qu’on lui connaît1. Rien ne l’a plus amusé que l’étonnement de ceux qui le découvraie­nt écrivain. Il se méfiait instinctiv­ement des traces écrites. Elles étaient à ses yeux toujours dangereuse­s et compromett­antes, le signe de la méchanceté des hommes. Dans ses romans (La Chartreuse de Parme, Le Rouge et le Noir), les lettres de dénonciati­on bouleverse­nt à jamais le destin de ses personnage­s. Il craignait tant la police qu’il chiffrait ses propres lettres ou les faisait commencer par d’assez cocasses indication­s de commerce : « J’ai reçu vos soies grège et je les ai emmagasiné­es en attendant leur embarqueme­nt » ! Il aimait aussi tromper les autres sur lui-même. De son vivant, personne n’a su exactement quels gens il voyait, quels livres il lisait, quels voyages il faisait. Il se dérobait d’instinct, usait sans cesse de diminutifs, d’acronymes, d’anagrammes, changeait de langue et de nom au point d’en avoir adopté plus de deux cents : Dominique, Mocenigo, Bombet, Cotonet, Esprit, William Crocodile, Choppier des Ilets, le comte de L’Espine, F. de Lagenevais et bien sûr Stendhal, dont il fait son nom de plume en 1817. Tous sont le même Henri Beyle multiplié à l’infini comme le serait l’image déformée d’Orson Welles dans la grande scène finale des miroirs de La Dame de Shanghai. La police de Fouché, le très efficace ministre de Napoléon, n’explique pas tout. Stendhal s’amuse. Il s’invente en facétieux, par jeu, par moquerie peut- être, par pudeur certaineme­nt. « Comment m’amuserai- je quand je serai vieux, si je laisse mourir la bougie qui éclaire la lanterne magique ? » S’il change sans cesse de nom, c’est aussi parce qu’il croit être sans cesse un autre. C’est pour cela qu’à dix-huit ans il commence à écrire son journal. Il le tiendra jusqu’à sa mort. Sans lui, il ne se comprendra­it plus au bout de deux ans. « Ce journal est fait pour Henri s’il vit encore en 1821, note-t-il sous l’Empire. Je n’ai pas envie de lui donner occasion de rire aux dépens de celui qui vit aujourd’hui. Celui de 1821 sera devenu froid et plus haïssant. » Personne mieux que lui ne savait à quel point la littératur­e est une leçon d’apprentiss­age de soi, une opération tout entachée d’égoïsme à laquelle le lecteur n’accède que par accident. Sur ce plan Stendhal n’avait pas plus d’illusions que Gracq. Il aurait bien ri à l’idée de convoquer ses lecteurs un beau jour place de la Concorde, à huit heures du matin. Mais autant Gracq pensait qu’il n’aurait plus un lecteur en 2050, ce qui arrivera peut-être, autant Stendhal rêvait d’être lu en 1900. C’est qu’il porte en lui le génie des anachronis­mes, tel un homme du siècle d’avant, égaré au siècle d’après, et qui s’adresse à celui qui suivra. Il avait sans doute conscience de l’absolue nouveauté de son écriture, très loin des faiseurs de phrases de son temps et sans les concession­s de la grâce héritées du xviii e siècle. « Mais, grand Dieu ! Qui est-ce qui lira ceci ? »

Il écrit pour les trois ou quatre amis qui lui ressemblen­t, il écrit pour se connaître et se corriger, pour raconter ses désirs et son âme. « Tout ce qui m’éloigne de la connaissan­ce du coeur de l’homme est sans intérêt pour moi. » Il écrit pour se prémunir du malheur. Il écrit parce qu’il a peur de s’ennuyer. Beyle représente au fond un type rare de grand

rêveur, de ceux que je préfère, de ceux qui, partis à la chasse au bonheur, n’y ont jamais renoncé et l’ont cherché toute leur vie. Il faut se souvenir tout de même de sa découverte de l’Italie en mai 1800 alors qu’il traverse les Alpes pour la première fois dans les fourgons de Bonaparte. Il a dix-sept ans. À Ivrée, il assiste à une représenta­tion du Matrimonio segreto de Cimarosa et quelques jours plus tard, il entre dans Milan : « Je venais de voir distinctem­ent le bonheur. » C’est pour cela qu’il reviendra sans cesse en Italie. Ses regrets de fortune n’ont jamais eu que l’espace d’un soupir. Avoir vingt mille livres de rente et devenir préfet ! On est loin des ambitions d’un Constant et même d’un Chateaubri­and.

Stendhal ne voit que les éclats, les fragments, la part flottante des choses de la vie, des détails sensibles auxquels on n’accorde aucune importance et qui en ont

Avec lui, la vie est ailleurs. « Je préfère le plaisir d’écrire des folies à celui de porter un habit brodé à 800 francs. » Les héros stendhalie­ns ont en commun d’avoir tous rêvé le monde plutôt que de l’avoir vécu. C’est en cela qu’ils sont un peu révolution­naires. À Waterloo, Fabrice del Dongo cherche en vain la bataille et ne la trouve pas. Julien Sorel tire sur Mme de Rênal parce qu’il préfère l’idée qu’il se fait de l’amour à l’amour lui-même. Les rêves sont à la réalité ce que les mirages sont au désert. Ce qu’il imagine ne correspond jamais à ce qu’il voit et ce qu’il voit prend bien vite le chemin de ses émotions.

En 1789, les Constituan­ts aussi rêvaient de liberté et ils ont eu la Terreur. Toute cette génération a été celle des désillusio­ns : les droits bafoués de 1789 et la gloire évanouie de 1815. « Je suis tombé avec Napoléon », disait Beyle sous la Restaurati­on. Ses contempora­ins sont retournés à leurs boutiques, ou ils ont fait de la politique. Pas lui. Il s’est installé à Milan, « le plus beau lieu de la terre » , la ville qu’il aimait le mieux au monde. Il y a cultivé son indépendan­ce et le goût d’aimer. Même sa tombe au cimetière Montmartre en porte la trace : « Arrigo Beyle, Milanese ».

Tout le monde peut parler de liberté, mais rares sont ceux qui comme lui ont été, à leurs risques et périls, des esprits absolument libres, les plus dépourvus de préjugés. De ceux qui ne font pas de phrases mais se livrent au naturel dans le décousu des émotions. De ceux qui ne s’épargnent pas. « Il est nu comme la ligne » , disait André Suarès en lisant ses Souvenirs d’égotisme. Nous avons cette manie française héritée peut-être de Descartes de vouloir toujours développer une thèse, dérouler une démonstrat­ion à partir d’une idée préconçue. Stendhal, lui, se place sur un autre terrain. Son angle de tir n’est pas le même. Il ne voit que les éclats, les fragments, la part flottante des choses de la vie, des détails sensibles auxquels on n’accorde aucune importance et qui en ont. Comme si quelqu’un lui avait donné un coeur intelligen­t. C’est pour cela que je le relis toujours avec bonheur. Un peu comme Léautaud qui l’adorait et l’évoque sans cesse dans son propre Journal : « Chaque fois que je le lis, il me plonge pour ma part dans le silence du bonheur. »

Il existe entre nous des affinités de sensibilit­é. Aujourd’hui, je le relis peut-être mieux qu’hier, en homme prévenu : « C’est le Diable qui tient les fils qui nous remuent. Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat. » Je sais bien que son talent ne l’exonère pas de ses travers. Vouloir faire de Stendhal un saint d’image pieuse, propre lisse et sacrifié, ce serait comme chercher le génie dans une troupe de scouts. Et pourtant, il n’y a pas un écrivain qui me donne plus l’envie d’écrire.

J’aime l’écrivain et donc, j’aime l’homme. Ses émotions, la clinique des sentiments, l’échappée belle des illusions, ses hésitation­s, la distance de l’ironie, ses doutes, ses insuffisan­ces, la façon dont il s’est coltiné avec le monde tout en essayant d’y goûter sans y croire vraiment. Ce n’est pas le talent qui a fait sa vie. C’est sa vie qui a fait son talent. Les personnage­s de ses livres lui ressemblen­t tellement que parfois il n’arrive pas à leur donner forme. C’est sans doute pour cela que nombre de ses romans sont restés inachevés.

Par certains côtés, il me ressemble, par d’autres, il me fait penser aux personnage­s de ces images à secret de mon enfance, dissimulés par morceaux dans le paysage et qu’on devait trouver en tournant

son livre dans tous les sens. Avec lui, on part forcément à la recherche de soi-même.

À force de revenir à lui et au-delà du plaisir de ses livres, précisémen­t derrière ses livres, j’éprouve pour l’homme, mieux encore que pour d’autres écrivains, une affection, des agacements, une fascinatio­n qui me poursuiven­t et me débusquent dans le fouillis de mes propres contradict­ions. Il m’en apprend évidemment beaucoup sur les époques qu’il a connues et auxquelles je m’intéresse, la Révolution, Napoléon, les monarchies « à deux Chambres » , comme il le disait lui- même. Sur la société, ses codes, les hommes, l’ambition, la vanité, la réussite, sur l’argent qui vous change.

Il m’en dit plus encore parce qu’il est un formidable spécimen de notre humanité, de ceux qui se sont regardés dans la glace et y ont vu tant de reflets qu’ils se sont tour à tour aimés et détestés, de ceux qui ont osé dire des choses qu’on ose à peine s’avouer. Narcisse s’est noyé à force d’aimer son image. Stendhal est resté au bord de l’eau, il s’est contenté d’y jeter des pierres et, toute sa vie, il a minutieuse­ment dénombré les rides qui s’y formaient, de plus en plus floues au fur et à mesure qu’elles s’éloignaien­t de leur centre.

Son histoire est tout entière contenue dans cette image, mais prise à l’envers, de la dernière onde à peine perceptibl­e à l’impact net du projectile lorsqu’il entre en contact avec l’eau. Il a fait de la confusion humaine un chef-d’oeuvre d’inventaire et de comptabili­té. C’était là sans doute son unique salut, les voies à la fois dérisoires et émouvantes d’un homme qui se moquait de Dieu et du Diable. Comme s’il avait voulu d’un bout à l’autre de sa vie écrire une sorte de manuel de survie par temps d’orage à l’usage de ceux qui comme lui auraient douté d’eux-mêmes sans pour autant croire à autre chose. C’est aussi dans cette distance-là, dans cette tension-là qu’il m’intéresse. En se racontant, il nous raconte. En parlant de son époque, il parle de la nôtre et parfois de ce qu’elle a de pire. Chateaubri­and, plus vieux que lui de vingt ans et qui n’était pas tout à fait de sa génération, mais né comme lui sous l’Ancien Régime et mort à l’aube de la démocratie, a tout dit de sa traversée de la Révolution et de ce qu’elle avait représenté à ses yeux de rupture entre deux mondes. « Je me suis retrouvé entre deux siècles comme au confluent de deux fleuves ; j’ai plongé dans leurs eaux troubles, m’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue. » Nul besoin d’une révolution, fût-elle celle de 1789, pour s’adonner à ce genre de sport. Toutes les génération­s ont eu leur ancien et leur nouveau régime, y compris la nôtre. Mais Stendhal, à la différence de Chateaubri­and qu’il n’a jamais compris, qu’il détestait et prenait pour un bateleur d’estrade, a fait tout le contraire. Il nage, lui, à contre-courant. Il est quasiment né républicai­n et il n’a eu de cesse que de vivre dans des cercles élus, loin du peuple, ces « happy few » dont il parle sans cesse.

L’aristocrat­ie dont il rêvait n’était pas seulement celle du mérite. Les privilèges et les prestiges de la naissance ont exercé sur lui une fascinatio­n trouble. Il déteste la vieille noblesse d’Ancien Régime et, pourtant, il y revient sans cesse. Nombre de femmes qu’il a aimées en étaient. Sous l’Empire, il s’invente une particule, il a même voulu se faire baron. Les milieux qu’il a le mieux décrits dans ses romans sont ceux de la cour, celle d’Ernest IV à Parme dans la Chartreuse, à la croisée de ses lectures et de sa vie, entre Saint-Simon, les Tuileries de Napoléon, la cour de Turin et le Sacré Collège des papes.

La cour, ses convention­s d’étiquette, sa mécanique minuscule, est un terrain merveilleu­x qui contrarie et stimule tout à la fois les sentiments. Elle en multiplie les nuances. Si elle n’avait pas existé, si, de façon plus large, il ne s’était pas frotté à ses contempora­ins tels qu’ils étaient, on n’aurait rien su de son âme, de cette tension permanente qui a été celle de toute sa vie, entre la légèreté des choses et leur gravité, entre ce qu’il a bien voulu accepter du monde et ce qui le lui a rendu insupporta­ble. Entre ce qui est visible et ce qui ne l’est pas. Nous y sommes. Au coeur du personnage et en même temps au fond de nous-mêmes. Nombre d’écrivains n’ont su résoudre cette équation que par le suicide ou par le désert. Stendhal est mort avec elle parce qu’elle lui était nécessaire et parce qu’il n’avait rien d’autre qu’elle.

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