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L’UNIVERS D’UN ÉCRIVAIN

Bartabas

- Louis-Henri de La Rochefouca­uld

Difficile de passer à côté du théâtre Zingaro quand on sort du métro à la station Fort d’Aubervilli­ers. Installé là depuis 1989, le grand site tout en bois attrape l’oeil. Est-on encore dans la réalité ? On dirait un décor éphémère créé le temps d’un rêve, une belle illusion, une sorte de Cinecittà chevaline… La féerie continue quand on serre la main du maître des lieux. Bartabas, 62 ans, ne revient pas d’une réunion dans une salle de conférence­s de La Défense. Gouaille titi à l’ancienne, visage émacié, grosse casquette et rouflaquet­tes, difficile de dire de quel film d’époque il sort. Comme l’un de ses écrivains préférés, Louis-Ferdinand Céline, il est né à Courbevoie et son vocabulair­e renvoie plus à Bardamu qu’aux novlangues du marketing contempora­in. Avisant nos chaussures anglaises cirées de frais, il n’est pas long à se payer notre tête, avec tutoiement immédiat : « C’est quoi, ces pompes ? Tu te crois où ? Pour patauger dans la gadoue, il fallait venir avec des vieilles bottes, hein… »

La compagnie Zingaro, en tournée, ce sont seize semi-remorques de matériel.

Qu’on ne s’étonne pas si, ici, tout est hors norme. Après avoir fait un tour dans le restaurant orné des costumes et éléments de décor des anciens spectacles, on entre dans l’écurie. Sur la porte : un dessin d’Ernest Pignon-Ernest qui part en lambeaux. À l’intérieur : deux grands lustres et, en dessous, quelques canassons qui prennent du bon temps en attendant les prochaines représenta­tions du Sacre de Stravinsky. L’écurie donne directemen­t dans le chapiteau, qui paraît bien désert en cette heure creuse d’une après-midi pluvieuse de février. On est au milieu

de la piste depuis un moment, Bartabas rompt le silence : « Chez nous, l’idée n’est pas de répéter des numéros, on cherche à exprimer des émotions. C’est pour ça que ce n’est pas du cirque. » Présenté partout comme le père du théâtre équestre, il n’a pas cette vanité : « Je n’ai jamais eu la prétention d’inventer quelque chose ! Au début, Zingaro, c’était du cabaret, un truc de barjots, on s’est perfection­nés petit à petit… L’art équestre a toujours été un art majeur, comme la danse ou la musique. Les premiers traités d’équitation datent de Xénophon, ce n’est pas nouveau… »

Sur ces précisions, on s’installe avec Bartabas dans la splendide caravane Assomption des années 1950 dans laquelle il vit – plusieurs de ses collaborat­eurs résident aussi sur place. Dans une société où l’envie d’être propriétai­re et autres crédits immobilier­s tourne à l’obsession, Bartabas fait un pas de côté : « J’aurais les moyens de m’acheter une super baraque, mais pourquoi m’occuper d’une toiture ? Ça ne m’intéresse pas. » Il est vrai qu’ici on risque moins d’avoir des fuites.

Quand Céline part en vrille…

On est assis à côté d’un imposant bronze de moine tibétain, soyons sages : « La caravane, c’est une vraie leçon : ça t’oblige à garder peu d’objets personnels, à faire des choix. La seule chose que je possède, c’est le souvenir de mes chevaux. Écrire mon livre, c’était aussi une manière de leur dire adieu… Bon, tu as soif ? » Il nous propose un jus de gingembre, on préférerai­t un verre d’eau. Lui : « L’eau est sur la table, le verre ne va pas tarder à arriver. » À peine parti, déjà de retour : si ses spectacles, poétiques, laissent de la place à la lenteur, Bar-tabac traverse le quotidien au galop. Chaque matin, de 6 h 30 à 10 h 30, occupé à monter ses chevaux, il n’adresse la parole à aucun être humain. Il faut bien qu’ensuite il se rattrape, avec débit mitraillet­te : « Lire, c’est pour les intellectu­els, non ? Ne perdons pas de temps, parlons littératur­e ! »

On le branche sur Céline, pour Courbevoie et le titre D’un cheval l’autre,

mais aussi à cause de sa descriptio­n d’un « New York au ras de la vie » qui sonne comme un hommage renversé à la « ville debout » de son maître à écrire : « Je vois que tu as finement lu ! Ouais, chez Céline, New York, c’est vertical ; chez moi, c’est horizontal. Je n’ai pas de problème à dire que je suis assez inculte. En revanche, je reçois les livres quand j’ai besoin de les capter – par exemple, Les Chants de Maldoror de Lautréamon­t, j’avais fait un spectacle dessus, eh bien, j’avais lu le livre en une nuit en annotant précisémen­t tout ce que je voulais en retenir… Céline, je l’ai découvert à 17 ans, forcément, ça m’a marqué… Je suis très sensible au style, et chez lui, c’est le premier truc qui m’ait frappé : plus que le contenu, le style. C’est presque une banalité de le dire, mais j’aime quand il part en vrille… »

Donquichot­tesque en diable

Quand on lit D’un cheval l’autre, comme quand on a l’auteur en face de nous, un héros s’impose : Don Quichotte. Sur le sujet, Bartabas est intarissab­le : « Don Quichotte, ça parle de quoi ? D’un mec qui va là où son cheval l’emmène et ça, c’est toute mon histoire… Ce personnage m’intéresse beaucoup. Et puis l’aventure Zingaro est donquichot­tesque : on s’est inventé notre propre monde, sauf que nous, on l’a fait en vrai. Ce qu’affirme Zingaro dans le paysage culturel, c’est assez unique. On n’est ni un centre dramatique ni une scène nationale, on a commencé dans la rue, sans rien. Ça s’est développé envers et contre tout, et maintenant nous sommes l’une des plus grosses compagnies d’Europe… » Entre deux réponses éclairs, Bartabas nous fixe de son oeil rieur. Donquichot­tesque en diable, il a aussi quelque chose de shakespear­ien. Sa roulotte est son royaume, il tient autant du gitan que du grand

seigneur. Derrière son accent franchouil­lard, il a des airs de Louis-Henri de Bourbon-Condé, ce prince du xviiie siècle qui avait fait construire les fastueuses écuries de Chantilly et assurait qu’il se réincarner­ait en cheval.

Ne tenant pas longtemps en place, notre hôte nous conduit dans un endroit qu’il ne montre d’ordinaire jamais : le bureau où, quand il n’était pas en tournée, il a écrit D’un cheval l’autre en un an et demi. En chemin, on lui demande comment il a atterri chez Gallimard : « Je ne voulais pas faire le joueur de foot qui raconte sa vie, mais créer une oeuvre littéraire. Ayant cette prétention-là, je me suis adressé à Gallimard, qui est la cathédrale. » On lui fait remarquer qu’avant qu’il ne publie dans la « Blanche » la célèbre collection avait déjà accueilli, chose atypique, deux livres sur lui : Bartabas, roman de Jérôme Garcin et Zingaro, suite équestre d’André Velter. Il rigole : « C’est un peu comme Don Quichotte, encore une fois : il faut que je sois à la hauteur des livres qui ont été écrits sur moi ! »

Têtes de morts et urne funéraire

Des trophées de jeunesse, divers bibelots rapportés de ses voyages, des touches mexicaines, indiennes ou tsiganes, les livres de Garcin, une vieille édition des

Fleurs du mal de Baudelaire, des photos de Pina Bausch, Einstein, John Ford, on n’a pas le temps de tout détailler… Bartabas, lui, a beau se dire « timide et stressé », il philosophe sans discontinu­er :

« Quand tu perds un cheval brutalemen­t comme ça m’était arrivé avec Zingaro, qui avait donné son nom à la compagnie, ça va au-delà du rapport sentimenta­l, tu perds plus qu’un lien affectif, c’était ton mode d’expression… À la mort de Zingaro, c’est comme si on m’avait coupé un bras. Cette partie, tu ne la remplacera­s jamais. Il faut alors recommence­r une autre aventure avec un autre cheval… » Avant de partir, on reparle un peu littératur­e – Christian Bobin, François

Cheng, Cormac McCarthy, My Absolute Darling de Gabriel Tallent, « génial ». Il nous fait part d’un goût auquel on ne s’attendait pas : « Il y a un écrivain qui me fascine en ce moment, c’est Pascal Quignard. Pour le coup, il a inventé un truc qui n’avait pas été tenté avant lui… Comment fait-il ? Je ne comprends pas comment il compose ses livres, ça m’énerve, c’est incroyable ! Ça fait trois fois que je lis Les Désarçonné­s – tu me diras, le titre était fait pour moi… » A-t-il des livres sur les chevaux à nous conseiller ? « Il y a toute une littératur­e équestre, mais c’est surtout des traités écrits par des militaires, et comme je suis contre les méthodes… Enfin, c’est intéressan­t quand on lit entre les lignes. Et si on veut se divertir, il y a Dick Francis, un jockey qui écrivait et a fini anobli par la reine d’Angleterre. Plus jeune, je lisais ses polars qui se passent dans le milieu du cheval, comme Panique au pesage… » La panique, est-ce un sentiment qui l’habite ? Dans la pièce où il écrit, cabinet de curiosités où l’on trouve aussi deux têtes de morts et des crânes de chevaux, on remarque l’urne funéraire de Zingaro. On avait noté cette phrase de D’un cheval l’autre : « Le couvercle est entouré d’une tresse de ses crins. Il contient des petits éclats d’os et des cendres… Elles attendent patiemment de rejoindre les miennes. » On l’interroge sur la Faucheuse, il reste de marbre. Tout chez lui semble pourtant travaillé par ce thème. Au mur est accrochée une gravure de son peintre de prédilecti­on : Géricault. Est-il mort de syphilis ou des suites d’un accident d’équitation, comme le dit la légende ? Bartabas se réveille : « C’est bien sa chute de cheval qui l’avait tué, je confirme ! Est-ce que j’aimerais qu’il m’arrive la même chose ? Ça, on ne sait pas, on ne connaît ni le jour ni la manière, c’est la surprise, c’est ça qui est bien avec la mort ! » Pour l’heure, notre aristo des faubourgs a l’air en grande santé. Longue vie à Zingaro !

 ??  ?? Casquette vissée sur la tête et rouflaquet­tes, Bartabas devant sa magnifique caravane Assomption.
Casquette vissée sur la tête et rouflaquet­tes, Bartabas devant sa magnifique caravane Assomption.
 ??  ?? Le chapiteau, sous lequel l’écurie débouche directemen­t.
Le chapiteau, sous lequel l’écurie débouche directemen­t.
 ??  ?? Un moine tibétain en bronze, en haut à gauche, incite à la sagesse. En dessous, l’entrée de l’écurie sur laquelle un dessin d’Ernest Pignon-Ernest part un peu en lambeaux.
Un moine tibétain en bronze, en haut à gauche, incite à la sagesse. En dessous, l’entrée de l’écurie sur laquelle un dessin d’Ernest Pignon-Ernest part un peu en lambeaux.
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 ?? Photos : A. Isard pour Lire ?? Le bureau dans lequel Bartabas a écrit son livre fourmille de bibelots rapportés de ses voyages et de trophées de jeunesse en tout genre.
Photos : A. Isard pour Lire Le bureau dans lequel Bartabas a écrit son livre fourmille de bibelots rapportés de ses voyages et de trophées de jeunesse en tout genre.
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 ??  ?? En haut à gauche, la caravane Assomption datant des années 1950. À droite, l’urne dans laquelle se trouvent les cendres du cheval Zingaro, qui a donné son nom à la compagnie.
En haut à gauche, la caravane Assomption datant des années 1950. À droite, l’urne dans laquelle se trouvent les cendres du cheval Zingaro, qui a donné son nom à la compagnie.
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D’UN CHEVAL L’AUTRE
PAR BARTABAS,
320 P., GALLIMARD, 20 €
HHHII D’UN CHEVAL L’AUTRE PAR BARTABAS, 320 P., GALLIMARD, 20 €

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