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LE GRAND ENTRETIEN

Leïla Slimani par Claire Chazal

- Propos recueillis par C.C. Photos : Franck Ferville pour Lire

LE LIVRE. Leïla Slimani est une romancière militante de la cause des femmes. Franco-marocaine, elle se bat pour celles qui peuvent encore être condamnées pour avortement ou adultère dans son pays d’origine. Bien que très jeune – 38 ans –, elle pose un regard plein de tolérance et de maturité sur le monde qui l’entoure. Ce qu’elle souhaite par-dessus tout, c’est que chacun considère l’autre avec bienveilla­nce, qu’il accepte les différence­s, les opposition­s religieuse­s ou politiques sans déclarer la guerre. L’être humain est complexe, les situations historique­s peuvent être pleines d’aspérités et de contradict­ions, mais il faut les appréhende­r sans sectarisme. C’est dans cet esprit qu’elle a voulu remonter à ses origines dans un beau roman gorgé d’humanité et de douceur : Le Pays des autres, une trilogie familiale dont le premier volet La Guerre, la guerre, la guerre nous emmène à la découverte de sa grand-mère, sous les traits de Mathilde, Lorraine, amoureuse d’Amine, spahi de l’armée française rencontré en 1944. Et épousé. Le choc des cultures. L’installati­on à Meknès dans une vie rude où il faut mettre en valeur une terre aride et magnifique. Nous sommes dans le Maroc des années 1950, qui veut accéder à l’indépendan­ce et surmonter les violences entre colons et autochtone­s. Ce récit, très réussi, nous touche. Il est la preuve qu’après Chanson douce, salué par le prix Goncourt en 2016, Leïla Slimani a su donner de l’ampleur à son écriture, dépasser les honneurs et la célébrité et atteindre la puissance de l’intime.

Un regard plein de tolérance et de maturité sur le monde qui l’entoure

Avec Le Pays des autres, vous nous livrez un roman plus personnel, inspiré de la vie de votre grand-mère, où vous évoquez l’histoire de vos origines. Pourquoi avoir entrepris cette saga familiale ?

Leïla Slimani. Pour plusieurs raisons. D’abord, parce que j’avais envie de sortir un peu de ma zone de confort. J’avais écrit deux romans qui se passaient à Paris, dans une société contempora­ine, dans des lieux assez clos avec, finalement, des personnage­s limités, sur un temps limité. Je voulais d’une certaine façon faire preuve de plus d’ambition, pour ne pas tomber dans la facilité. Ensuite, parce que je me suis rendu compte que lorsque des journalist­es m’interrogea­ient sur mon identité, je ne savais pas trop quoi leur répondre car je n’avais sans doute pas assez creusé cette question. J’ai donc voulu revenir à l’origine pour essayer de comprendre pourquoi j’avais toujours eu le sentiment, dans ma vie, de vivre dans le pays des autres. Ce n’était pas quelque chose qui venait de moi, ni même de mes parents. Je devais remonter jusqu’à mes grands-parents.

Votre personnage, Mathilde, jeune Alsacienne qui va quitter son pays pour aller vivre au Maroc avec Amine, un spahi, va connaître un choc de cultures que vous avez vous-même vécu. Était-ce important pour vous d’explorer ce thème-là ?

• L.S. Oui, absolument. Et il faut savoir qu’à l’époque de ma grand-mère ce choc est beaucoup plus fort que ce qu’on peut imaginer aujourd’hui. À ce moment-là, l’idée qu’un homme arabe, musulman, puisse « voler » une femme blanche était quelque chose de très subversif. La sexualité mixte pouvait exister dans l’autre sens et être plus ou moins acceptée, mais dans ce sens-là, pas du tout. Ce qui est terrible, c’est que Mathilde et Amine deviennent ainsi chacun un traître à leur communauté. D’une certaine façon, le fait qu’ils soient en couple rend impossible pour eux une forme d’appartenan­ce ou de loyauté totale vis-à-vis de leur camp, vis-à-vis de leur identité.

Vous racontez les difficulté­s de Mathilde, Française débarquée dans « le pays des autres » en 1944, et notamment sa grande solitude, qui la rend extrêmemen­t émouvante. Qu’est-ce qui l’a poussée à partir ?

• L.S. Cette femme a connu la Seconde Guerre mondiale lorsqu’elle avait 13 ans. Ses rêves d’adolescent­e, l’éveil de sa sexualité n’ont pas pu s’épanouir pendant cette période. Poussée par un désir d’aventures, elle est partie avec l’idée qu’elle n’aurait pas la même vie que celle de ses voisines ou de ses copines. Elle voulait vivre quelque chose de plus grand, de plus ample, voyager. Mais à l’arrivée, elle se rend compte que ce n’est pas du tout ce qu’elle s’était imaginé. D’abord, sans doute, parce qu’elle n’a pas mesuré ce que signifie être une femme au « pays des hommes ».

Quelles sont les difficulté­s auxquelles elle se trouve confrontée ?

• L.S. Elle va se heurter aux interdicti­ons, à l’arbitraire, à la ségrégatio­n et connaître une immense solitude, essayer quand même d’imposer ses vues, son désir d’émancipati­on et de liberté. Ce qui est passionnan­t avec ce personnage, c’est qu’elle est à la fois du côté des colons et très attachée à ce pays d’accueil. Elle va finalement perdre cette espèce d’identité facile, du fait d’être née française, pour se rendre compte de la complexité de la situation dans laquelle elle se trouve.

Ce qui fait d’elle un personnage aussi riche et complexe est justement le fait qu’elle se retrouve tiraillée entre ces deux cultures sans choisir l’une ou l’autre. Elle inscrira d’ailleurs sa fille Aïcha dans une école de religieuse­s sans qu’Amine, son mari, ne s’y oppose…

• L.S. Oui, ce qui révèle d’ailleurs les paradoxes qui constituen­t la personnali­té d’Amine. Il peut être parfois très dur, mais il se rend très bien compte que la seule manière, à la fin des années 1940, d’éduquer une fille au Maroc et de pouvoir l’instruire est de l’inscrire à l’école française, tenue par des soeurs. Il n’y avait pas d’autres écoles à cette époque-là pour les filles. Amine et Mathilde sont donc en effet tiraillés en permanence, mais ils ont pour leurs enfants une très grande ambition. Ce sont des gens très travailleu­rs, qui croient au progrès, et qui du coup ont aussi un rapport à la colonisati­on qui n’est pas aussi manichéen que ce que l’on imagine aujourd’hui.

Le mérite de ce livre est en effet d’avoir, grâce à vos personnage­s, un point de vue non manichéen sur la colonisati­on. Pourquoi avoir intitulé cette première partie ?

La guerre, la guerre, la guerre

• L.S. Cette génération-là, on a un peu tendance à l’oublier, a profondéme­nt été traumatisé­e par la Seconde Guerre mondiale. Les gens ont dû continuer à vivre presque immédiatem­ent. Ils n’allaient pas chez le psychiatre, on ne parlait pas de syndrome post- traumatiqu­e. Ils avaient vécu des choses horribles, avaient beaucoup perdu, et pourtant ils se remettaien­t tout de suite à vivre, à travailler. De ce point de vue, Amine est un personnage passionnan­t, profondéme­nt violent, qui a été humilié par les colons, et qui va se venger sur d’autres. Frantz Fanon l’explique très bien : le colonisé va toujours avoir tendance à repousser sa violence sur son prochain. C’est pourquoi, très souvent pendant la décolonisa­tion, parmi les indigènes, il y a de très grands conflits. Comme vous ne

pouvez pas vous battre contre le colon, il faut bien que cette violence ressorte quelque part. Amine, qui à son retour de France reprend l’exploitati­on agricole de sa famille aux environs de Meknès, va ainsi être très condescend­ant vis-à-vis des ouvriers qu’il emploie.

Malgré ce tempéramen­t assez dur, il est très humain et aimant. Il doit faire vivre sa famille et faire fructifier ses terres. Ce que vous décrivez très bien, c’est la pénibilité, la dureté de cette vie…

• L.S. C’est en effet une vie de labeur entièremen­t axée autour du travail, dans laquelle il y a aussi une forme d’urgence. C’est-à-dire que si l’on ne gagne pas de quoi se nourrir, on ne se nourrit pas. À cette époque-là, lorsqu’on était chef de famille, on faisait vivre parfois des dizaines, des vingtaines de personnes. Les colons la décrivaien­t comme une vie de cow-boys. Il y a toute une iconograph­ie, toute une littératur­e, où on a idéalisé la vie coloniale. Mais en réalité, on vivait souvent sous le soleil brûlant, dans des froids ou des chaleurs extrêmes, avec très peu de matériel. Je tenais vraiment à raconter l’épopée de ces paysans.

Le travail est, d’une certaine façon, leur religion, ils y croient tous les deux, au point que Mathilde va elle aussi vouloir aider les autres et installer une sorte de dispensair­e chez elle pour se rendre utile.

• L.S. Mathilde débarque dans un pays – ça aussi, on l’oublie trop souvent –, qui, jusqu’à l’arrivée des Français, est quasi féodal, très peu exploité, où il y a encore de très grandes famines et des épidémies. L’accès à la nourriture y est extrêmemen­t limité, excepté pour quelques grandes familles riches. Mathilde découvre une misère et une dureté de vie terribles, et c’est une femme qui n’aime pas l’injustice, qui veut toujours essayer de se battre quand elle le peut. Elle va donc ouvrir ce dispensair­e et même commencer à avoir une passion intellectu­elle pour la médecine.

Avez-vous voulu, à travers l’histoire de Mathilde et Amine, exprimer votre vision de la colonisati­on ?

• L.S. Non, j’ai plutôt exprimé ma vision de la politique de manière générale, parce que je crois que, même chez l’ennemi, il y a de la complexité. Je déteste cette vision extrêmemen­t manichéenn­e à la fois de l’Histoire et du présent. Il est facile aujourd’hui de parler de la colonisati­on quand on sait ce qu’il s’est passé. Je voulais donc montrer que, quand on est plongé dedans, on peut avoir des amis qui sont dans l’autre camp. On est toujours lié à des gens qui ne partagent pas le même point de vue, et c’est ce qui fait la beauté de l’existence.

Cette façon d’appréhende­r le passé colonial vous vient-elle de vos parents, qui sont des intellectu­els ? Vous ont-ils éduquée avec cette vision-là ?

• L.S. Absolument, oui. On m’a toujours inculqué qu’il fallait avoir le souci de la complexité, qu’il ne fallait pas céder à cette facilité. Ils m’ont alertée à l’avance des reproches qu’on risquait de me faire : au Maroc, je suis trop française ; en France, je suis trop marocaine ; si je dis des choses sur l’islam, on me traite parfois, même des gens de la gauche française, d’islamophob­e. On est toujours le traître de quelqu’un, on vous accuse toujours d’être déloyal. Mes parents m’y ont préparée.

Avez-vous recueilli beaucoup de témoignage­s pour ce livre ?

• L.S. Oui, j’ai rencontré beaucoup de gens ayant vécu cette époque. J’ai bien sûr parlé à ma mère, ma grand-mère m’avait aussi raconté beaucoup d’anecdotes. Je crois d’ailleurs que c’est une chance immense d’avoir vécu dans une famille où l’on parlait énormément, où l’on se transmetta­it beaucoup d’histoires. J’avais le sentiment que c’était ça, une famille, une sorte de récit commun, des anecdotes communes. J’avais des tantes, des oncles qui en racontaien­t plein, j’ai donc mélangé tout ça. Puis j’ai lu beaucoup de livres d’histoire, des témoignage­s, et interrogé d’autres personnes.

Ce qui frappe aussi, à la différence par exemple de Chanson douce, c’est l’humanité des personnage­s, la douceur qui s’en dégage et que l’on retrouve d’ailleurs dans les descriptio­ns de paysages.

• L.S. C’est drôle que vous parliez de « douceur » parce que j’y pensais il y a deux ou trois jours. Il est vrai qu’après Chanson douce, Dans le jardin de l’ogre, Sexe et Mensonges, sans compter les conférence­s auxquelles je participe sur des sujets très durs, je me suis dit que j’avais besoin de montrer une autre part de moi, plus douce, en parlant davantage de mes émotions, de mes sentiments, de mon amour des autres aussi. Au fond, je pense que tous les auteurs vivent dans le pays des autres. La vie d’un écrivain, c’est la passion pour les autres, c’est passer sa vie à les observer, à essayer de les comprendre, ou en tout cas à essayer de faire quelque chose du fait de ne pas les comprendre. Je tenais à exprimer ainsi mon amour pour l’humanité, sa poésie, mon immense indulgence à son égard. Là encore, dans cette très grande polarisati­on du monde politique et social actuel, je trouve qu’il y a très peu d’indulgence pour l’être humain. Pour ma part, j’en ai énormément pour ses faiblesses et ses fragilités.

Ma vie, c’est de raconter celle des autres pour mettre de la lumière sur les destin brisés

Estimez-vous que votre style a évolué depuis votre Goncourt en 2016 ?

• L.S. Oui, j’ai en effet cette impression. J’ai ressenti un très grand plaisir à écrire ce livre. J’avais envie de poésie, d’accorder plus de place aux paysages, aux sensations. Je me suis dit qu’au lieu de vivre le Goncourt comme une pression, il fallait le vivre comme une liberté. Ce que j’aime plus que tout au monde, c’est plonger dans l’intimité des personnage­s, explorer leur âme, raconter ce qu’ils ressentent de secret. J’avais aussi envie de travailler sur un temps plus long avec une galerie de personnage­s beaucoup plus large. J’ai le sentiment que je suis allée au bout de mon idée, et j’en suis très heureuse.

Il y aura donc une suite, composée de deux autres romans. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

• L.S. Le second volet se déroulera dans les années 1970-1980, et j’y évoquerai les années de plomb au Maroc. Dans la dernière partie, qui se passera entre 2000 et 2015, je m’intéresser­ai à l’immigratio­n de Marocains et Marocaines qui partent en France, aux États-Unis, etc. Une façon de « mondialise­r » un peu cette histoire et de montrer l’éclatement des familles aussi à travers le monde. Cela fera bien sûr écho à ma propre vie.

Vous évoquiez précédemme­nt le très

engagé Sexe et Mensonges. La vie sexuelle au Maroc.

Vous avez aussi reçu, avec la réalisatri­ce Sonia Terrab, le prix Simone-de-Beauvoir après avoir créé un collectif pour la libération d’Hajar Raissouni, condamnée à la fois pour avortement et relations hors mariage. Vous n’abandonner­ez pas ce combat-là ?

• L.S. Jamais. Ma vie, c’est de raconter celle des autres pour mettre de la lumière sur les destins brisés et faire en sorte qu’on ne les oublie jamais, qu’on sache qu’ils ont existé. Je le fais en littératur­e et au quotidien. Je refuse qu’on oublie les six cents femmes qui, chaque jour, se font avorter au Maroc, les homosexuel­s qui croupissen­t en prison, les gens qui sont incarcérés parce qu’ils ont simplement des relations sexuelles consenties. La question du corps, le simple fait de pouvoir en disposer librement, c’est le combat de ma vie. Quand on écrit, on se rend compte à quel point le corps nous accompagne dans une immense solitude. On jouit seul, on meurt seul. J’estime donc que personne n’a rien à me dire sur mon corps. Puisque, toute ma vie, je le porterai seule, comme un fardeau ou comme une joie, mais seule. Je mènerai jusqu’au bout ce combat qui consiste à reconnaîtr­e la dignité du corps de chaque individu.

Mohammed VI a finalement gracié Hajar Raissouni, mais vous continuez à vous battre pour la suppressio­n de l’article 490 du Code pénal marocain sur l’adultère. Diriez-vous que ce pays évolue quand même vers plus de tolérance ?

• L.S. Oui parce que, au moins, le débat existe, même s’il est très polarisé et très vif. Une extrême violence peut parfois s’exercer, mais la jeunesse a envie de liberté. C’est dans cette jeunesse que je crois. D’autant plus qu’ils se rendent compte que ces lois liberticid­es ne s’appliquent pas de la même manière selon que l’on est riche ou pauvre, et qu’on ferme les yeux quand ça arrange le pouvoir. Ce sentiment d’injustice politique et sociale est profond, et c’est aussi par là que va passer la révolution.

Vous n’êtes donc pas sans espoir ?

• L.S. J’ai toujours espoir, et pour une raison très simple, c’est que, sans espoir, on ne peut pas se battre. Pour moi, l’optimisme est presque un devoir politique. Quand on a vu ce qu’est le terrorisme, ce qu’est l’islamisme. Car qu’est-ce que le terrorisme ? C’est l’idée que vous devez avoir peur et qu’il n’y a pas d’espoir. C’est faire de vous un être pessimiste. Donc je suis optimiste par conviction, parce que je refuse d’adhérer à leur vision du monde, dans laquelle je serais supposée avoir peur. Je n’ai pas peur et j’ai de l’espoir, ce qui est, pour moi, une forme de défi vis-à-vis des islamistes.

Vous aviez d’ailleurs, après les attentats de 2015, écrit une tribune, « Intégriste­s, je vous hais », car la question est importante pour vous, en tant que musulmane. Dans ces cas-là, vous sentez-vous plus française que marocaine ?

• L.S. Non, je me sens un être humain agressé dans tout ce à quoi il croit. Je me sens révoltée, complèteme­nt indignée par le projet qui est le leur, et qui est un projet misogyne, mortifère, dans

lequel la notion de bonheur, de plaisir, de mixité sociale, entre les sexes, entre les peuples, qui est tellement chère à mon coeur, est complèteme­nt niée.

N’y a-t-il pas justement une peur de l’islam dans ce qu’il y a de plus extrême dans notre pays ? Au fond, quel que soit le parti politique, on a toujours un peu peur d’être taxé d’islamophob­ie…

• L.S. On doit avoir le droit de critiquer la religion. Les gens ne se rendent pas compte ! Qu’ils aillent vivre dans un pays où l’on n’a pas le droit de se convertir ou simplement de ne pas croire ! Moi, j’ai grandi dans un pays où la religion est religion d’État, et où il est interdit par exemple de manger dans la rue pendant le ramadan. Où des femmes et des hommes se font lyncher parce qu’ils sentent la cigarette. Je crois qu’il est nécessaire d’avoir une certaine forme de lucidité. Il faudrait que les gens prennent conscience du privilège et de la chance qu’ils ont de vivre dans un pays où l’on peut se moquer d’une religion ou la critiquer. Et ça, il faut le protéger, vraiment avec conviction et avec force.

Dans ce pays accueillan­t qu’est la France, ne sent-on pas tout de même une violence sous-jacente ?

• L.S. Bien sûr, on sent une violence énorme. J’ai été moi-même témoin de plusieurs formes de racisme à l’égard des musulmans. Il y a le racisme un peu bourgeois, lorsque par exemple je me retrouve dans des cocktails où les gens voient que je bois du champagne, ils ont l’air tellement ravis, comme si l’on m’avait extraite d’un monde obscur ! Et puis il y a un racisme plus ordinaire, comme lorsque j’ai vu le professeur de judo de mon fils répondre à une maman voilée de façon méprisante et agressive alors que j’avais posé la même question juste avant et qu’il m’avait parlé normalemen­t. Il l’a regardée comme si elle représenta­it une menace. Je me suis dit que si j’avais porté un voile, il m’aurait aussi considérée de cette façon. Je trouve absolument terrible d’être tout le temps ramené à une identité ou à une catégorie, alors que les gens ne savent même pas qui vous êtes ni d’où vous venez. Il faut toujours prouver d’où l’on parle, au nom de qui ou de quoi. Alors que, pour moi, l’intellectu­el, l’écrivain, c’est celui qui peut parler au nom de ce qu’il veut, se faire la voix d’une forme d’universali­té.

Avez-vous le sentiment qu’avec vous entrez encore plus dans cette mission-là, ce rôle de l’intellectu­el engagé ?

des autres

Le Pays

• L.S. Absolument. Je pense que si je n’avais pas été écrivain, j’aurais vraiment adoré être avocate. J’en parlais d’ailleurs avec ma mère et je lui disais : « Tu vois, finalement, je me rends compte qu’il y a vraiment un lien entre être écrivain et être avocat. » Quand j’écris, j’ai envie de sauver mes personnage­s. Je crois à la présomptio­n d’innocence, il y a de la lumière dans chaque être, et j’ai envie d’oeuvrer à leur salut. C’est vraiment comme si j’essayais d’écrire une plaidoirie pour que les lecteurs regardent ce qu’il y a au fond des êtres humains. Je veux leur insuffler un peu de tendresse, un peu d’indulgence dans notre rapport à l’Histoire, à notre présent, à l’Autre.

Votre mère a-t-elle lu votre livre ? A-t-elle trouvé qu’il était fidèle à votre histoire familiale ?

• L.S. Il y a beaucoup de fiction dans Le Pays des autres, parce que j’avais surtout envie de romanesque et de liberté, même si j’ai repris pas mal d’anecdotes de ma famille. En donnant le livre à ma mère, qui est une femme très pudique, je lui ai dit que, s’il y avait quoi que ce soit qui la dérangeait, je l’enlèverais. Parce que même si je crois que la littératur­e est au-dessus de tout, elle n’est pas au-dessus de ma mère. Lorsque je lui ai demandé ce qu’elle avait pensé du manuscrit, elle m’a répondu : « Je suis dans un tel état de sidération que je n’ai pas de mots, je ne peux rien te dire. » Elle m’a juste dit qu’un jour elle m’écrirait, donc j’attends la lettre de ma mère pour savoir ce qu’elle en a pensé.

Et vous ? Avez-vous mieux compris l’histoire de vos origines en écrivant ce livre ? Savez-vous désormais quoi répondre aux journalist­es lorsqu’ils vous interrogen­t sur votre identité ?

• L.S. Je commence à mieux comprendre, oui, mais je crois qu’il y a encore beaucoup de choses à déflorer, à explorer. C’est une aventure intellectu­elle et personnell­e qui va continuer.

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Leïla Slimani, Paris, janvier 2020.
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LE PAYS DES AUTRES. LA GUERRE, LA GUERRE, LA GUERRE
PAR LEÏLA SLIMANI,
368 P., GALLIMARD, 20 €
HHHHH LE PAYS DES AUTRES. LA GUERRE, LA GUERRE, LA GUERRE PAR LEÏLA SLIMANI, 368 P., GALLIMARD, 20 €
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