Lire

Vous n’aurez pas le dernier mot

- DIANE DUCRET

Ce que pourtant l’amour est beau quand il est fait avec des mots !

Je suis arrivée un peu en avance au restaurant, le 14 février. Je me suis installée parmi les couples emplissant la salle du Grand Colbert, entre les feuilles de palmiers et les dorures du siècle passé. J’ai sorti mon volume de la NRF dédié à la correspond­ance entre Hannah Arendt et Martin Heidegger en attendant l’arrivée de mon rendez-vous. J’affiche toujours mon appétence pour l’idéalisme allemand au premier date, afin de savoir à qui j’ai affaire. Un peu nerveuse, je feuillette les missives enflammées de Heidegger en jetant des oeillades un peu coupables autour de moi. Par les temps qui courent, un homme d’âge mûr usant de sa position de supériorit­é pour obtenir les faveurs d’une étudiante, c’est de la licence. L’époque n’est plus aux amours de maquis. Ce que pourtant l’amour est beau quand il est fait avec des mots ! À côté de moi, Tristan et Yseult se plaignent au serveur, leur vin est bouchonné. Buvant le philtre, les voilà s’embrassant follement, avant de se séparer. Tristan va s’asseoir à une autre table, avec une femme prénommée elle aussi Yseult. Avalant un fruit de mer de travers, Tristan s’étouffe, Yseult accourt, les deux Yseult se mettent une peignée. La Saint- Valentin, pensais- je, exacerbe les sentiments les plus extrêmes, avant de me replonger dans ma lecture. Un peu plus loin, Roméo et Juliette se jurent fidélité. Roméo s’absente pour se rendre aux toilettes, Juliette finit sa coupe, s’étouffe avec le champagne éventé et s’effondre sur la table, sans doute une intoxicati­on alimentair­e carabinée. Roméo revenant, il s’enfile d’une traite le reste de la bouteille et s’écroule à ses pieds. Mouvementé­e, cette SaintValen­tin, tout de même. Entre Julien Sorel, qui s’empresse de rejoindre Louise de Rênal, embourgeoi­sée pour la soirée. Cet homme-là a une furieuse envie de conclure, cela se sent tout de suite. Derrière moi, un aristocrat­e semble être lui aussi taraudé par l’urgence du désir. Valmont entretient Cécile de Volanges. Il la couvre de mots, de sophismes, tandis qu’elle recule son siège pour lui échapper. Il anticipe chacun de ses mouvements, et finit par la couvrir de baisers qu’elle n’a plus la force ni le coeur de refuser. Un peu plus loin, une voix de femme. Bérénice déclare son amour à Titus. « Que le jour recommence et que le jour finisse/Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,/ Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ? » Enfin un peu de poésie !

Une autre femme couvre ses mots. Elle et Lui se font face. Ils reviennent d’Hiroshima mon amour. Elle hurle à Lui « Dévore-moi. Déforme-moi à ton image afin qu’aucun autre, après toi, ne comprenne plus du tout le pourquoi de tant de désir », alors que Lui regarde son entrecôte refroidir dans son assiette. Près du comptoir, Pénélope, seule, guette la porte en soupirant. Elle tisse un linceul, tandis que de nombreux hommes, seuls, viennent lui demander : « Je peux t’offrir un verre ? » qu’elle refuse poliment. Elle acceptera un verre quand elle aura achevé son tissage. Esmeralda, une danseuse de flamenco, monte sur la scène pour divertir les clients. Tout au fond de la salle, Quasimodo l’attend à une table, sachant hélas que jamais une telle femme ne viendra dans les bras d’un homme tout contrefait, bossu, borgne et boiteux.

Je songe alors à tous ces êtres mal assortis, ceux que le destin sépare, réunis devant moi pour l’éternité. Mon rendez-vous entre. Il ressemble à Heidegger. J’ai laissé là les amoureux de papiers, et je me suis barrée.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France