Par les livres et par les champs
Que signifie le vers de Mallarmé tiré du Tombeau d’Edgar Poe : « Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur » ? Je ne le sais ni le voudrais savoir. Quel intérêt y aurait-il à comprendre ? Parfois, le Verbe n’appelle pas le sens. Un poème surgit du néant. Les mots s’ordonnent par une grâce qui s’appelle le génie. La voix sculpte une argile. Il n’est pas destiné à la raison. Il s’adresse à l’Être. Les savants appellent cela la « poésie hermétique ». Le lecteur qui découvre Jean de la Croix vit semblable expérience. Il ouvre Le Cantique spirituel et reçoit l’impression d’avancer sur le parvis d’une cathédrale d’ombre. Les vers du mystique espagnol sonnent comme un hymne au mystère : « Pour toute la beauté,/jamais je ne me perdrai,/ sauf pour un je-ne-sais-quoi qui s’atteint d’aventure. »
Toutefois, il arrive qu’un enseignant se propose d’éclairer la pénombre. Alain Cugno nous avait ravis en 2011 avec une puissante méditation sur les libellules, joyaux de force et de splendeur ( La Libellule et le Philosophe,
L’Iconoclaste). Dans Jean de la Croix ou le Désir d’absolu,
ce professeur de philosophie se charge d’un chantier de Titan : livrer une exégèse des poèmes du moine carme, contemporain de Thérèse d’Avila. Du moins Cugno nous révélera-t-il « ce qu’il en comprend » (sic !). Réussit-il sa tâche ? Nous le croyons et le bénissons de rendre quelque clarté à la Nuit obscure du poète du xvi e siècle. Jean de la Croix ne barguigne pas : il vise l’absolu d’emblée, veut y accéder « rapidement et facilement »
et cherchera à fondre le désir d’action dans la soif de contemplation. Le religieux espagnol ne renonce pas pour autant à la sensualité de l’expérience amoureuse ! Chez lui, la montée vers Dieu prend la forme d’une épousaille, « un exercice d’amour entre l’âme et le Christ époux ».
Jean de la Croix, prophète moderne, inventera une forme littéraire inédite produisant à la fois une matière poétique et son propre commentaire distancié. Au passage, cinq siècles avant la lettre, il met au point une sorte de « manuel pratique pour parvenir jusqu’à l’union divine » (ce qu’aujourd’hui notre époque de sous-développement spirituel appelle le « développement personnel » ) . Jean détaille les étapes à franchir. D’abord, l’homme serait avisé de se déposséder de tout. La jouissance de vivre découlera de cette « désappropriation ». « Devenu fluide », l’homme se placera en état de « disponibilité totale ». Il sera prêt à accueillir le message divin en accédant à l’état de « passivité ». Cugno ne prend pas la « passivité sanjuaniste » pour un fatalisme fin de siècle ou bien pour cet état d’abandon cher aux spirites hindous. Non ! La passivité de Jean consiste en la mise de soi-même à disponibilité de l’action de Dieu, à l’instar d’un poste de radio récepteur de l’onde qui « joue en lui ». En d’autres termes, dit Cugno, « laissez-vous travailler par ce qui vous traverse » ! Et le paradoxe explosif du défi sanjuaniste relevé par le professeur du xxi e siècle est d’accéder à la « liberté absolue » par la totale livraison de soi. L’abandon ne sonnera jamais le renoncement à l’action. Car aimer, c’est toujours agir. « Désormais seul aimer est mon exercice », confirme Jean de la Croix au chant 28 du Cantique.
Cugno possède l’infinie délicatesse de nous mettre en garde : comprendre Jean de la Croix est un défi. Sa pensée est d’une « extrême complexité ». Mais les limpidités du professeur dissipent les vapeurs du poète qui nous intimidaient. Soudain le chant résonne, plus clair. Les scansions du Cantique spirituel, de La Montée du mont Carmel ou de La Vive Flamme d’amour coulent (de source). C’est l’écho d’un vieux Tao de la chrétienté, formulé par un forçat de l’absolu sous le soleil andalou. Écoutez la fontaine murmurer ses secrets : « Sans appui et avec appui […]/ sans lumière en l’obscur vivant […]/ tout entier me vais consumant. » Brasier spirituel ! Feu poétique !