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Il est des hommes qui se perdront toujours

- Alexandre Fillon

Le nouveau livre de Rebecca Lighieri est un roman noir d’une grande intensité, au décor planté dans les quartiers nord de Marseille. Le narrateur, Karel Clayes, est beau au point que l’on se retourne sur lui dans la rue. Beauté qu’il partage avec sa soeur, Hendricka. Leur mère est d’origine kabyle, leur père vient d’un village belge où l’on parle allemand. Papa méprise la terre entière, enchaîne les pastis et les bières dans les bistrots, se drogue dur et vocifère tant qu’il le peut sur le frère cadet de Karel, Mohand, né avec de lourds handicaps. Les Clayes habitent la cité Artaud, baptisée du nom d’un écrivain que Karel a lu. Ce dernier se débrouille du mieux qu’il peut avec une enfance chaotique. À 7 ans, il en connaît déjà « un rayon sur le coeur des hommes » ainsi que sur « la couleur des sentiments ». Il lui faut tenir, s’évader, grandir dans le mépris et la haine d’un père cogneur. Karel traîne avec les gitans, participe avec Hendricka aux castings où leur géniteur les expédie en leur rêvant un destin digne de ceux de Michael Jackson et Céline Dion. Il découvre les plaisirs de la chair, les pulsions qui sommeillen­t en lui… Avec Il est des hommes qui se perdront toujours, Rebecca Lighieri signe une tragédie avec ses élans, ses éclats de violence et de beauté, sans oublier sa bande-son d’époque – celle des années 1990, d’Elsa et de Philippe Lavil.

QUI A TUÉ MON PÈRE ?

Qui a tué mon père ? À cette question, je crois pouvoir répondre : personne. Non pas en raison d’un jeu de mots aussi retors que celui d’Ulysse, mais en vertu de ce que mon père lui-même a dû se dire, pour peu qu’il se soit senti mourir et qu’il ait vu en face son assassin. Car si personne n’a tué mon père, il n’en demeure pas moins qu’il a été assassiné et qu’il a connu une mort aussi violente qu’infamante, à deux pas de la cité où il avait passé l’essentiel de sa vie d’adulte, adossé à un tas de gravats dont émergeaien­t des bouts de ferraille difficiles à identifier.

Il a vu en face le visage de son assassin car ce faceà-face faisait partie du contrat : il fallait qu’il sache qui lui portait le coup fatal, qui avait jugé qu’il était indigne de vivre et qu’il l’avait sans doute toujours été. Car l’indignité ne datait pas d’hier et mon père était en sursis : simplement, il avait fallu attendre le début du nouveau millénaire pour que la sentence soit enfin exécutée. Les années 2000, mon père ne les verrait pas. Qui a tué mon père ? Personne et beaucoup de gens. Ou plus exactement, beaucoup de gens auraient voulu tenir la pierre qui lui a fracassé le crâne, réduisant son occiput en bouillie puis s’acharnant méthodique­ment sur son visage, massacrant ce qui lui restait de beauté, ce qui n’avait pas été excavé par l’héro, jauni par la clope, bouffi par l’alcool. Beaucoup de gens auraient voulu tenir cette pierre, mais une seule l’a fait et son nom est personne.

Il y a quelques années, j’ai consulté un hypnothéra­peute. Je voulais me débarrasse­r de mes propres addictions, et j’avais entendu dire le plus grand bien de ce psychiatre et de ses pratiques. À la première séance, et passé un préambule assez classique, il m’a demandé de me représente­r un vase, de le lui décrire, puis de laisser les images venir à moi.

Dans ce cabinet cosy du cours Pierre-Puget, qui sentait le lys et l’encaustiqu­e, je me sentais bien, détendu, presque heureux. Le psy m’avait mis en condition et je flottais dans un état de conscience à peine amoindri. De l’autre côté de la fenêtre, les platanes étaient d’un vert tendre, et j’ai eu un instant l’espoir que tout pouvait s’arranger, que j’allais laisser là le dur fardeau d’exister et repartir léger, comme à neuf, semblable aux bourgeons duveteux des platanes. — Je vois plutôt une coupe qu’un vase. Un trophée sportif ? Non… Mais c’est en métal en tout cas. Froid, dur. Je me demande si ça n’est pas plutôt une sorte d’urne funéraire. Oui, c’est ça. Mais en même temps, il y a des fleurs dedans. Enfin, pas exactement des fleurs. Des fleurs, mais dont on a coupé la tête.

Il ne reste que les tiges. Trois. Trois fleurs décapitées. C’est bizarre. Pourquoi mettre des tiges dans un vase ?

Le « rêve éveillé » a continué à l’avenant. En face de moi, le psy prenait furieuseme­nt des notes sans faire de commentair­e. À la fin de la séance, il m’a seulement demandé si j’avais des frères et soeurs.

— J’ai une soeur et un frère.

À ce moment- là, je les ai revus tous les deux, Hendricka et Mohand : elle, avec sa beauté stupéfiant­e, ses yeux clairs, ses dents du bonheur ; lui, avec son visage étrange, sa lèvre couturée, sa tignasse d’un noir d’encre. — On est trois.

Oui, nous étions trois à avoir été décapités dès l’enfance, trois à qui on avait refusé tout épanouisse­ment et toute floraison, trois à n’être rien ni personne.

UNE HISTOIRE IMPORTANTE

Nous lui avons tapé dans l’oeil. Là tout d’un coup. Pourquoi ce jour-là ? On peut se poser la question : après tout il a eu sept ans pour réaliser à quel point nous sommes beaux. Enfin, sept pour moi et six pour Hendricka. À croire qu’il nous découvre. Je me souviens très bien de l’instant où il prend conscience de notre potentiel, de cette lueur qui s’allume dans son oeil : convoitise, calcul…

De ma petite enfance me restent en mémoire beaucoup de flashs brutaux et insituable­s, mais ce souvenir-là a un début, une fin, un cadre précis. Peut-être parce qu’il ne s’est pas privé de revenir lui-même sur ce moment et de le raconter. Et si ça se trouve, c’est son souvenir à lui qui a pris place dans ma mémoire, se substituan­t à mes propres impression­s confuses – ou les complétant.

C’est l’été. Le temps d’aller faire des courses, ma mère nous a laissés sous sa garde. Nous sommes dans une brasserie du Vieux-Port, Le Soleil. Il nous a juchés sur des tabourets hauts et a commandé deux grenadines avant de nous oublier complèteme­nt, comme à son habitude. Que sommes-nous pour lui ? Ses enfants, autant dire pas grand-chose. Jusqu’à ce jour de juillet 1985. Hendricka porte une robe trop courte et considérab­lement délavée. Nous n’avons jamais droit à des vêtements neufs : ma mère nous habille avec ce que lui donnent ses voisines. Je dois être en short et tee-shirt. Peut-être un maillot de l’O.M., blanc, avec un petit col bleu. J’en ai plein des comme ça, même si le foot ne m’intéresse pas. Le foot ne m’intéresse pas, mais, autour de moi, personne ne le comprendra­it ni ne l’admettrait, alors je ferme ma gueule, sur ce sujet comme sur tant d’autres. Je fais comme si je connaissai­s

Beaucoup de gens auraient voulu tenir la pierre qui lui a fracassé le crâne

Bats et Tigana, comme si j’avais regardé le match à la télé alors qu’on n’a pas de télé. Enfin on en a une par intermitte­nce, en fonction des rentrées d’argent de mes parents – qui finissent toujours par la revendre, pour en racheter une six mois plus tard, et ainsi de suite.

Il fait chaud. La grenadine me poisse les lèvres et mes cuisses nues sont gluantes de transpirat­ion. En face de moi, Hendricka n’a pas l’air plus fraîche. Elle s’ennuie, mais elle se garde bien de l’avouer. Elle se contente de souffler sur sa frange pour la décoller de son front moite. Elle comme moi faisons très attention à ne pas nous faire remarquer. C’est très bien, qu’il nous oublie. C’est encore mieux quand nous n’existons pas, quand son attention à lui est attirée ailleurs. Il a l’air de connaître ce bar et d’y avoir des potes. Avec un peu de chance, maman reviendra avant qu’il se soit avisé de notre présence. Nous rentrerons à la maison. Le métro jusqu’à la Rose, puis le bus jusqu’à la cité. Maman dégèlera une pizza, et nous irons nous coucher avant d’avoir déchaîné sa colère. Inch’Allah. Je décroise les jambes avec précaution. Un coup

Pourvu qu’il ne nous voie pas. Pourvu qu’il continue à boire et à rire jusqu’à ce que maman soit de retour. Pas de chance : il nous a vus. Je sens son regard sur nous : lourd, insistant

d’oeil dans sa direction : tout va bien, il est attablé avec ses copains, il parle, il rit. Les bouteilles de bière s’entassent entre eux : il n’est pas encore passé au pastis, ce qui vaut mieux pour tout le monde.

— J’ai envie de faire pipi !

Hendricka, évidemment. Je l’aide à descendre sans encombre de son tabouret, et je me dirige avec elle vers les toilettes. Pourvu qu’il ne nous voie pas, pourvu qu’il ne décrète pas que nous sommes en train d’enfreindre une interdicti­on tacite. Hop, une fois aux toilettes, je monte la garde devant la porte que ma soeur veut maintenir entrouvert­e. Elle s’est retrouvée enfermée, une fois, chez des amis à lui. Elle avait quatre ans, elle n’arrivait plus à faire coulisser la targette, elle pleurait, paniquée. Tout le monde s’était attroupé de l’autre côté de la porte, à lui beugler des conseils qu’elle ne comprenait pas. Je ne sais même plus comment on a fini par lui ouvrir, mais je me souviens très bien de la gifle qu’elle s’est prise, de sa part à lui. Il était agacé, ou il avait eu honte : comment savoir ? En tout cas, Hendricka s’est mangé une telle baffe que depuis elle n’a plus jamais fermé la porte des chiottes.

Nous revenons nous asseoir au comptoir, presque sur la pointe des pieds. Pourvu qu’il ne nous voie pas.

Pourvu qu’il continue à boire et à rire jusqu’à ce que maman soit de retour. Pas de chance : il nous a vus. Je sens son regard sur nous : lourd, insistant. Hendricka le sent comme moi : elle remue sur son tabouret et me jette un coup d’oeil inquiet :

— Je veux maman.

— Chut ! Reste tranquille. Finis ton sirop.

— J’en veux plus : j’ai mal au coeur.

Non, pitié ! Faites qu’elle ne soit pas malade, faites qu’elle ne vomisse pas dans ce bar, auquel cas je ne donne pas cher de nous deux. Mais non, elle n’a pas l’air malade : ses joues sont roses. En revanche, ses yeux se remplissen­t de larmes, et il est presque aussi dangereux de pleurer que de vomir. J’essaie de faire diversion :

— Hendricka, tu crois que maman nous a acheté quelque chose ?

Ça marche, elle oublie son mal au coeur et ses motifs d’inquiétude :

— Un jouet ?

— Ou des bonbons.

Hop, sa lèvre inférieure se recourbe vers le bas et elle est de nouveau au bord des larmes :

— Je veux pas de bonbon : j’ai mal au coeur.

— Non. T’as pas mal au coeur.

Elle comprend instantané­ment et m’adresse un sourire tremblant :

— J’ai pas mal au coeur.

Merde. Il continue à nous regarder. Qu’est-ce qui lui arrive ? Finalement, il vaudrait mieux qu’il passe au pastaga : la bière n’émousse pas assez ses facultés de perception. Il nous regarde et je nous vois. Je nous vois comme il doit nous voir, lui, en ce moment. Sans compter que je nous vois pour de bon, dans le grand miroir mural, derrière le comptoir : un petit garçon et une petite fille. La petite fille porte une robe d’un rouge délavé et elle est émouvante de grâce et de beauté. Le petit garçon, c’est moi. Avec Hendricka, nous nous ressemblon­s beaucoup : même cou fragile sous une chevelure sombre et lustrée, même finesse de traits, même yeux clairs sous leur invraisemb­lable frange de cils noirs – ces cils qui me valent de me faire traiter de fille par les gars du quartier.

Hendricka recommence à s’agiter sur son tabouret. L’impatience et l’ennui ont pris le pas sur la terreur

que notre père lui inspire. J’ai beau lui envoyer de discrets coups de pied dans les tibias, je sens venir le moment où elle va faire une connerie, tomber ou renverser son verre, ce qui serait une catastroph­e : — Reste tranquille !

Avec une lueur de défi dans le regard, elle entreprend de quitter son perchoir. Je dois reconnaîtr­e qu’elle s’y prend très prudemment : envoyant une première jambe à la rencontre du sol tout en se cramponnan­t des deux mains au Skaï crasseux du tabouret. Inexorable­ment, sa robe se retrousse sur ses cuisses pâles. À la table de mon père, les rires et les clameurs se taisent. La robe d’Hendricka monte encore d’un cran, dévoilant un triangle de culotte tout aussi délavé que sa robe. Elle a beau être jolie comme un coeur, elle a six ans, alors expliquez-moi pourquoi mon père et ses potes la reluquent avec une telle absence de vergogne. Ça aussi je le vois dans le miroir. Et je l’entends dans leur silence soudain : ils la matent, elle, ses jambes, sa culotte. Si ça se trouve, ils espèrent un déshabilla­ge complet, le moment où la culotte elle-même glissera sur les petites cuisses de ma soeur.

Elle a six ans, j’en ai sept, mais je connais déjà la couleur des sentiments : ils sont noirs, avec cinquante nuances de gris. Ou d’un rouge très sombre, pulsatile et aveuglant comme la colère et le désir. J’ai sept ans, mais j’en connais un rayon sur le coeur des hommes, et il me reste juste à espérer qu’aucune catastroph­e ne se produira aujourd’hui.

Comme Hendricka, je descends précaution­neusement de mon tabouret et j’attrape sa main collante de grenadine, histoire de l’empêcher de courir partout et de se faire davantage remarquer. À pas comptés, nous nous dirigeons vers la porte, largement ouverte sur la terrasse. Comme il n’est pas question de sortir sans en avoir demandé la permission, et comme il n’est pas question non plus de demander quoi que ce soit, nous restons sur le seuil, profitant d’un vague courant d’air, humant les odeurs du port, et absorbant avidement des bouts de la vie des autres, des bouts de normalité qui nous font autant de bien que de mal.

Sur la terrasse, une famille s’est attablée : des parents, une fille, un garçon : une famille exactement comme la nôtre sauf que c’est exactement l’inverse. Les enfants ont fini leur coupe de glace et se chamaillen­t vaguement. Le père a passé un bras sur l’épaule de la mère. Tous les deux fument, l’air détendu. Les sacs de courses s’entassent à leurs pieds. De temps en temps, ils échangent quelques mots paisibles. On sent très bien que le ton ne va pas monter entre eux pour un oui ou pour un non. On sent très bien aussi que les enfants ne vont pas se prendre une gifle sans l’avoir vue venir, qu’ils peuvent se disputer ou maculer leur tee-shirt de chocolat sans pour autant qu’un drame éclate.

Bizarremen­t, au seuil de ce rade enfumé, je me sens presque heureux : la vie est là. Ça n’est pas parce que la mienne est horrible qu’elle le sera toujours. À deux pas, la mer miroite, un peu huileuse mais apaisante elle aussi : la vie est là et le monde existe. Un jour, je partirai. En attendant, Hendricka et moi regagnons nos places, aussi discrèteme­nt que possible. Pas assez discrèteme­nt, il faut croire, car entre les sifflement­s et les interjecti­ons éraillées qui constituen­t l’essentiel de la conversati­on à la table de mon père, j’entends grommeler cette phrase :

— Purée, ils sont beaux tes minots, Karl ! J’aide Hendricka à se hisser sur son tabouret et je jette un rapide coup d’oeil au miroir où mon regard rencontre celui de mon père, son regard bleu, si semblable au nôtre. Il se renverse sur sa chaise avec satisfacti­on, la clope au bec. En 1985, on fume encore dans les cafés. Sans parler du reste, de tout ce qu’on fait dans les chiottes. À tel point que certains établissem­ents ont pris le parti de trouer toutes leurs cuillers, histoire d’empêcher les toxicos de réaliser leur petit mélange.

J’ai sept ans, mais je sais déjà à quoi peuvent servir les cuillers. J’ai sept ans, mais je m’y connais en drogues dures – je m’y connais en dureté tout court, d’ailleurs. Au moment où je commence à désespérer, ma mère fait irruption au Soleil et fonce sur nous, ignorant la présence ténébreuse de son conjoint. À sa décharge, je dois dire qu’elle ne l’a pas vu, au milieu de tous ses potes avinés et braillards. Dommage pour elle et pour nous car il n’aime pas passer en second.

— Ça va ? Vous avez été sages ?

— Oui.

Elle pose ses sacs dans la sciure, au bas du comptoir, sort un mouchoir pour essuyer nos bouches, se plaint de la chaleur, commande un demi, se hisse à son tour sur un tabouret. Je n’ose rien dire. Pour une fois qu’elle a l’air heureuse et insouciant­e. Comme la mère de famille sur la terrasse, celle qui fumait avec son mari, s’accordant une pause entre deux courses, surveillan­t son fils et sa fille d’un oeil distrait. Je n’ose rien dire, mais je le vois qui la guette, tout en finissant sa clope, le visage déjà déformé par l’amertume. Il attend qu’elle en ait fini avec nous, qu’elle cesse de s’occuper de ses propres enfants pour être toute à lui – et malheureus­ement, ce moment tarde.

— Maman !

— Quoi ?

— Y’a papa !

Ça y est, elle est rattrapée par la tristesse, le découragem­ent, l’angoisse. Son visage à elle aussi se déforme. Son beau visage, fait pour la joie. Je m’en veux d’être celui qui la rappelle à la réalité et à l’ordre de la terreur, mais si elle s’y prend vite et bien, elle peut encore faire en sorte que la journée se termine sans encombre. Elle est très forte pour ça.

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IL EST DES HOMMES QUI SE PERDRONT TOUJOURS PAR REBECCA LIGHIERI, 384 P., 21 €. COPYRIGHT P.O.L. EN LIBRAIRIE LE 5 MARS.
LE LIVRE IL EST DES HOMMES QUI SE PERDRONT TOUJOURS PAR REBECCA LIGHIERI, 384 P., 21 €. COPYRIGHT P.O.L. EN LIBRAIRIE LE 5 MARS.

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