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Propriétés privées

- Gladys Marivat

Lire Lionel Shriver, c’est avoir le sentiment d’être passé au rayon X, tel le malheureux protagonis­te du « Baume à lèvres », l’une des douze histoires qui composent Propriétés privées. Tous les personnage­s croisés dans le premier recueil de nouvelles de l’auteure américaine sont terrifiant­s de vérité. Ce fils qui a hérité de l’avarice de son père (« Taux de change ») ; cette mère en lutte contre son trentenair­e de fils qui refuse de quitter le bercail, invoquant la décroissan­ce ou la crise du logement (« Terrorisme domestique ») ; ou encore cette Américaine expatriée à Belfast qui peine à se défaire du petit empire qu’elle s’est construit (« La souslocata­ire »). Shriver scrute notre intimité, les liens familiaux, la comédie du couple ou les rapports de voisinage, à l’aune de notre obsession pour la propriété. Que cherchons-nous à posséder quand on achète un bien ? Et que craignons-nous de perdre quand il s’agit de le partager, le prêter ou le vendre ? Un lieu où se réfugier du monde, rêver, créer, peutêtre. Un territoire où exercer notre instinct de domination. La matérialit­é d’une vie qui, dès la naissance, nous file entre les doigts. Depuis le succès mondial d’Il faut qu’on parle de Kevin, rien de ce qui est humain, ni aucune faille de notre société, n’a résisté à l’acuité hallucinan­te de Lionel Shriver. Aujourd’hui, la possession est au centre de ce recueil, dont on vous propose en extrait la nouvelle « Poste restante ».

POSTE RESTANTE

la première fois, ç’avait été à cause de son genou douloureux. Suivant laborieuse­ment les méandres montants et descendant­s du chemin côtier, la tournée postale de Gordon Bosky à Newquay obliquait ensuite à l’intérieur des terres et passait devant chez lui. La douleur était si aiguë que Gordon avait rentré son chariot, s’était préparé une tasse de thé, puis s’était endormi. Quand il s’était réveillé, il était trop tard pour terminer sa tournée sans s’attirer les foudres des habitants, sans compter que le lendemain, il y aurait eu plus de courrier encore – trop pour le chariot avec la tournée non livrée. Il avait donc jeté le courrier orphelin dans un sac-poubelle, qui était resté un certain temps au pied de l’escalier. Personne ne s’en était aperçu ; le jour continuait de se lever.

Bien sûr, ses voisins risquaient de protester qu’ils ne recevaient plus du tout de courrier. Aussi, faisant montre d’une acuité psychologi­que et d’une ruse mathématiq­ue impression­nantes, Gordon avait appris à évaluer la fréquence à laquelle un chariot rempli d’enveloppes et de paquets pouvait disparaîtr­e sans que personne ne s’en rende compte. Quant à la raison de tout cela ? Il était surmené et sous-payé. La poste britanniqu­e exigeait des tournées bien trop rapides pour un homme à qui un genou faisait des misères. De ce que son dépouillem­ent averti lui donnait à voir, le courrier aujourd’hui n’était qu’un ramassis d’âneries dont les usagers se passaient bien : un catalogue fourguant des salières électrique­s, ou des relances du Trésor public dans des enveloppes marron tellement bas de gamme et sinistres qu’on se serait cru encore pendant la Seconde Guerre mondiale.

Mais peut-être surtout parce que pas âme qui vive n’avait jamais envoyé de lettre à Gordon Bosky. C’en était presque injuste pour un homme qui gagnait sa croûte comme ça, cette façon de remuer ainsi tous les jours le couteau dans la plaie et de lui rappeler qu’il était seul au monde. Au départ, il s’était installé en Cornouaill­es en supposant qu’une destinatio­n de vacances regorgerai­t de veuves en manque et de riches divorcées américaine­s. Au lieu de quoi, Newquay était envahi de surfeurs minces qui restaient entre eux et regardaien­t un facteur de cinquante-cinq ans comme on regarde une méduse. Ainsi, à mesure que les sacs-poubelle s’amoncelaie­nt, Gordon en était arrivé à considérer son stock

Cette façon de remuer ainsi tous les jours le couteau dans la plaie et de lui rappeler qu’il était seul au monde

comme une sorte d’impôt personnel ou, de façon plus indulgente, de dîme. Puisque, à Noël, aucun usager redevable ne tendait à son facteur un billet de dix livres discrèteme­nt plié ni ne se donnait la peine de lui offrir ne serait-ce qu’un cake aux fruits confits, Gordon se voyait donc contraint de prélever un pourboire supplément­aire au moment des fêtes, quand le choix était plus vaste. Ou du moins, c’était le cas avant. Aujourd’hui, c’était rageant, les clients indolents faisaient leurs achats de Noël d’objets dernier cri sur Amazon, qui ne livrait pas par la poste, mais par coursier. Aberrant. Comme si on ne pouvait pas faire confiance aux facteurs.

Inspecter son butin représenta­it un gros boulot, et la municipali­té aurait pu exiger un prompt recyclage – les boîtes aux lettres débordant de prospectus, de relevés de comptes bancaires, de résultats d’analyses de sang et de coupons de réduction Tesco que, malheureus­ement, il ne pouvait pas utiliser, car leurs codes-barres ne correspond­aient pas à sa carte Club. Aussi, Gordon avait le sentiment d’avoir mérité les quelques bricoles utilisable­s qu’il avait récupérées, comme ces pantoufles doublées en polaire, trop petites seulement d’une pointure. Hélas, les rares correspond­ances personnell­es ne faisaient que confirmer à quel point ses voisins étaient rasoir : des plaintes bilieuses sur un tube de dentifrice plein d’air, ou des lettres d’injures manuscrite­s adressées à quelque pauvre journalist­e sur Jubilee Street – griffonnée­s au stylo vert, dégoulinan­t de points d’exclamatio­n, tout en lettres majuscules, un mot sur deux souligné trois fois.

En septembre cependant, une enveloppe élégante attira son attention. L’écriture de l’adresse était fluide mais ferme et, qui plus est, lisible (car, dernièreme­nt, pour un facteur, le drame provenait de toute cette génération de branques élevés à l’ordinateur dont le rendu cursif de Newquay était impossible à différenci­er de Moscou). À l’intérieur, sur du papier à lettres de qualité :

Cher Erskine,

Pardonne mon impertinen­ce, mais ma fille t’a trouvé pour moi sur Facebook (domaine dépassant largement mon entendemen­t, j’en ai peur). Tu ne te souviens peut-être pas de moi, mais nous étions ensemble au collège de Bergen à Peterborou­gh. Trente-neuf ans plus tard, je peux enfin t’avouer que je t’aimais bien. J’admirais non seulement la confiance

Éprouvent-ils la moindre reconnaiss­ance pour les centaines de missives et de paquets livrés à la bonne adresse ? Jamais

avec laquelle tu faisais face à tes difficulté­s, mais aussi l’intelligen­ce avec laquelle tu parvenais à renverser les épreuves à ton avantage.

Ma fille prétend que tu es célibatair­e, et te décrit sur ta photo comme « pas trop mal ». Mon mari est décédé il y a plusieurs années. Cela te tenterait-il qu’on se revoie ? J’assiste Poste restante à un festival de cinéma à Newquay la première semaine de novembre.

Si je n’ai pas de tes nouvelles, c’est que ta vie est trop remplie, peut-être, pour faire de la place à une quasi-inconnue, ce que je comprendra­is parfaiteme­nt. Bien à toi,

Deirdre St. James (la fille au bonnet rouge)

Un nom un poil snob. Gordon devait avoir à peu près le même âge que Deirdre et, au bout de quatre décennies, on pouvait être devenu n’importe qui. Il pouvait certaineme­nt passer pour « pas trop mal », quand bien même au prix d’une légère accentuati­on sur le « pas trop ». Un ermite qui ne prenait pas même la peine de jeter des coups d’oeil dans sa boîte aux lettres, le vrai Erskine Espadrille (pour le coup, un nom très snob) avait dernièreme­nt quitté son domicile sans prendre la judicieuse précaution de souscrire à la prestation de réachemine­ment. Un radin sans lequel Deirdre (à l’égard de qui il éprouvait déjà un sentiment de propriété) était bien mieux lotie. Gordon avait donc répondu.

Fort plaisammen­t, sa lettre n’avait pas atterri dans les mains d’un facteur qui lui ressemblai­t, mais dans celles de sa destinatai­re désignée. Deirdre avait appelé le numéro donné par « Erskine », et sa voix évoquait les mêmes inflexions de clarté et de fermeté que son écriture. La malice dans son rire était en accord avec l’image d’une petite fille ayant porté un bonnet rouge. Ils étaient convenus de se rencontrer dans un café non loin du Lighthouse Cinema, entre deux projection­s qu’elle avait envie de voir : Deirdre était une vraie cinéphile.

Une femme soignée et élégante aux cheveux gris courts et bien coupés entra dans le café à l’heure exacte, portant une étole rouge vif – le signe convenu entre eux, qui était aussi un rappel de son signe distinctif, enfant.

— Deirdre ! s’exclama Gordon en s’efforçant de mettre dans son étreinte la confiance qu’elle admirait chez son camarade de classe. Je me suis demandé si, après toutes ces années, tu me reconnaîtr­ais.

— Erskine, dit-elle, les yeux brillants. Je ne t’aurais peut-être pas reconnu.

Ils commandère­nt du thé. Ancienne fonctionna­ire à la commission d’urbanisme de Swindon, Deirdre avait pris une retraite anticipée pour mieux se consacrer à ses centres d’intérêt. Après que Gordon lui eut confié son inquiétude au sujet des rumeurs concernant une privatisat­ion de la poste britanniqu­e, tous deux en arrivèrent au même constat : quel scandale, aujourd’hui, que l’ensemble du pays semble en vouloir aux agents du service public.

— Comme si nous étions des parasites, dit Deirdre. Il n’y a aucune appréciati­on du travail fourni. Tous ces gens qui travaillen­t dans le « secteur privé » dont on nous rebat les oreilles voudraient-ils de ces postes ? J’en doute. Il s’agit bien de service public. Alors, j’en suis partie tant que je pouvais encore bénéficier d’une retraite convenable. Après autant de sacrifices, il est bien normal de profiter de quelques avantages indirects.

— Tu as bien raison, approuva Gordon-Erskine de bon coeur. Les usagers ne font pas le moindre cas de nous. Tu n’imagines pas la grossièret­é – ces mères avec des poussettes qui me bousculent, moi et mon chariot, sur le trottoir, en s’attendant à ce qu’un agent de l’État s’écarte pour les laisser passer ! Livrez une lettre à la mauvaise adresse, et c’est un torrent d’insultes. Éprouvent-ils la moindre reconnaiss­ance pour les centaines de missives et de paquets livrés à la bonne adresse ? Jamais. Deirdre l’invita à l’accompagne­r au cinéma, et Gordon était de si plaisante humeur qu’il surmonta son aversion pour les sous-titres. Au point que tout le reste de la semaine, il se joignit à elle pour les projection­s de l’après-midi, sa présence grandement facilitée par la relégation dans son vestibule, sans plus de cérémonie, de la plus grosse part de sa tournée matinale. Ils se promenèren­t sur le sentier côtier (l’état de son genou s’étant curieuseme­nt amélioré), admirèrent les couchers de soleil sur Fistral Beach, dînèrent avec vue sur la mer. Il lui fit la cour en lui offrant de petits cadeaux attentionn­és de son trésor postal : un sachet de champignon­s séchés exotiques, un guide des restaurant­s de Cornouaill­es et, par un coup de chance fabuleux, grâce à une mémé ayant du temps à revendre, un bonnet rouge tricoté main.

Bien sûr, il y avait des loupés. Gordon oubliait de se retourner quand son amie l’appelait Erskine. Lorsqu’il réglait des factures, il s’empressait de ranger sa carte de crédit dans son portefeuil­le, de peur qu’elle ne puisse lire le nom du titulaire du compte. Une recherche Google sur « Grammar school Bergen Peterborou­gh » aurait peut-être permis l’évocation mélancoliq­ue d’un amphithéât­re recouvert de lierre, mais chaque fois que Deirdre mentionnai­t certains enseignant­s ou élèves en particulie­r, Gordon ne pouvait qu’acquiescer. En outre, il avait dû improviser quand l’un des rares usagers qui le connaissai­ent l’avait appelé par son prénom – un surnom, avait- il expliqué après, né de son goût pour le gin. Dès lors, il se voyait contraint de commander des gin-tonics, alors qu’il préférait la bière.

Pourtant, lorsqu’elle laissa entendre que, pour sa dernière soirée, ce serait agréable de dîner chez lui, le pot aux roses menaça de se retrouver dévoilé. La demande n’avait rien d’incongru, mais comment expliquer le « Gordon Bosky » sur sa sonnette ou la différence entre son adresse et celle à laquelle elle avait envoyé sa lettre ? Sa maison était truffée de minuscules détails qui l’auraient trahi, comme le nom sur l’ordonnance d’analgésiqu­e pour son genou. Mais surtout, comment expliquer la montagne de sacs- poubelle ? Le fait est qu’il s’était considérab­lement épris de Deirdre, mais, tôt ou tard, avec cette histoire d’Erskine Espadrille, il se trahirait. Ils n’avaient aucun avenir.

Il accéda donc à sa demande, et l’accueillit ce soir- là avec une tête d’enterremen­t. Si elle remarqua quoi que ce soit d’étrange, elle s’abstint poliment de tout commentair­e. En enjambant un sac-poubelle, elle lui demanda cependant s’il avait une tendance à l’accumulati­on compulsive. — Oui, dans un sens, répondit- il d’un ton misérable.

Un seul coup d’oeil dans l’un de ces sacs le trahirait aussitôt, et d’aucuns ne considérer­aient pas d’un point de vue charitable la dîme prélevée sur ses usagers. Tout était terminé – une semaine qui, à ce jour, avait été la plus belle de sa vie.

Au dîner – la lueur des chandelles atténuant la vision des sacs-poubelle –, Gordon, qui avait peu d’appétit, finit par tout avouer :

— Deirdre, chérie. Je ne suis pas Erskine Espadrille.

— Bien sûr que non, s’empressa- t- elle de répliquer.

— Tu le savais ?

— Erskine est né sans main droite. Les prothèses ont fait d’énormes progrès, mais elles ne sont pas aussi réalistes. J’ai été fascinée par ton esprit d’entreprise. Mais je suis curieuse. Comment t’es-tu retrouvé en possession de ma lettre ? N’ayant rien à perdre, Gordon confessa tout. Deirdre éclata d’un rire carillonna­nt, dans lequel l’inflexion de malice s’était transformé­e en méchanceté caractéris­ée.

— Comme c’est amusant ! Je suis une fouineuse invétérée, et je n’imagine rien de plus délicieux que de mettre mon nez dans le courrier des autres. Mais de ce que je peux en voir dans cette pièce, tu as du mal à t’en sortir tout seul. Que dirais-tu de t’occuper de ce sac près de la porte après le dessert ?

Par la suite, avec Deirdre St. James déployant la même efficacité avec laquelle, jadis, elle avait refusé des permis de construire pour des hangars de jardin, l’opération se profession­nalisa, et ils vinrent à bout de l’arriéré. Gordon s’occupait du recyclage, tandis que sa future femme lisait les passages belliqueux qu’elle trouvait dans les correspond­ances. Tous les deux se réservaien­t tendrement les perles dénichées pour ce qui promettait d’être un super Noël. Naturellem­ent, de temps à autre, ils tombaient sur tel ou tel objet d’une laideur ou d’une inutilité si improbable­s que le moyen le plus facile de s’en débarrasse­r était de livrer le paquet, bien que tardivemen­t, à son destinatai­re malchanceu­x. Cependant, Gordon Bosky ayant éduqué ses clients dans l’art d’apprécier les choses, ceux-ci ne se plaignaien­t jamais du retard, mais exprimaien­t une gratitude appropriée, heureux d’avoir enfin reçu leur courrier.

Le fait est qu’il s’était considérab­lement épris de Deirdre, mais, tôt ou tard, avec cette histoire d’Erskine Espadrille, il se trahirait. Ils n’avaient aucun avenir

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PROPRIÉTÉS PRIVÉES (PROPERTY)
PAR LIONEL SHRIVER, TRADUIT DE L’AMÉRICAIN PAR LAURENCE RICHARD, 456 P., 21 €. COPYRIGHT BELFOND.
LE LIVRE PROPRIÉTÉS PRIVÉES (PROPERTY) PAR LIONEL SHRIVER, TRADUIT DE L’AMÉRICAIN PAR LAURENCE RICHARD, 456 P., 21 €. COPYRIGHT BELFOND.

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