LITTÉRATURE FRANÇAISE

Lorsque le monde se consume à petit feu avec le réchauffement climatique et les ravages du néolibéralisme, le soldat Jean Rouaud ne peut s’empêcher de prendre son stylo-bazooka et pulvérise, façon puzzle, ceux qu’il nomme « les multimonstres ». Retour sur cette rencontre intense et sur une vie d’écriture.

L’AVENIR DES SIMPLES PAR JEAN ROUAUD, 252 P., GRASSET, 19 €. EN LIBRAIRIE LE 4 MARS.

Qu’est-ce qu’un écrivain ? Un échantillon humain se débattant entre le réel et ce qui l’est moins, la pensée en ordre de marche dans le grand désordre des mots pour chercher la sortie. Vers quoi ? Aucun auteur ne l’a jamais su. Jean Rouaud n’a, au fond, jamais tout à fait quitté son île de papiers, ce kiosque où il vécut à l’ombre, des années assez heureuses, avant de se frotter au soleil du Goncourt pour ses Champs d’honneur qui lui apportèrent la reconnaissance littéraire, la célébrité médiatique et un peu d’argent pour larguer les amarres de la rue de Flandre. Écrire, enfin, et rien d’autre, ou presque. L’amour sans doute, la compagnie des livres aussi. Le voici dans cet hôtel, annexe des éditions Grasset. Jean Rouaud est moins grand que je ne le pensais, à moins que je ne sois plus grand que je ne le pense. Il a quelque chose dans le regard de doux et de décidé, sa voix est mélodieuse. Cet homme de Bretagne est aussi, peut-être, un homme de la Loire où la langue française prend sa source, belle et simple, précise et imagée.

Jean Rouaud est un rêveur qui se réveille parfois en s’époussetant de cauchemars furieux. En cette fin d’hiver, l’écrivain publie L’Avenir des simples, attaque au lance-flammes des « multimonstres » (multinationales,

Gafa, banquiers), coupables, selon lui, de tous nos malheurs. « Je voulais montrer comment tout est lié et relié, le réchauffement climatique, les ravages du néolibéralisme, l’abrutissement des masses, l’aggravation des problèmes de santé et la souffrance animale. » Vaste programme éditorial militant qui peut rebuter le familier du Rouaud romancier, mais qui, passé les premières lignes, fait le même effet que de se jeter dans un torrent furieux. Revigorant et bon pour la santé. Ce vegan converti dédie en quelque sorte L’Avenir des simples à la génération de sa fille Joséphine, la chanteuse Josèphe à la scène, qui n’espère plus rien de notre vieux monde.

Un coup de billard à trois bandes

Mais Rouaud pense déjà à autre chose : « L’an prochain, me confie-t-il, je sors un livre consacré à mon année Goncourt. Je l’appellerai “La Comédie littéraire”. Jérôme Lindon [ le fondateur des Éditions de Minuit] m’avait dit “Jean, on vendra 350 exemplaires de vos Champs d’honneur”. Je lui avais répondu : “Pas de problème, ça m’ira très bien.” Et puis le Goncourt est arrivé et là, du coup, ça a tout bousculé. » Adieu le kiosque, bonjour le kiosquier. Le plouc, comme il se voyait soudain en quittant le village familial de Campbon pour la grande ville de Nantes, n’était pas au bout de ses surprises lors de l’annonce du Prix Goncourt 1990 : « J’ai obtenu le Goncourt par un coup de billard à trois bandes. Les jurés ne voulaient surtout pas le donner à Philippe Labro. Je ne vais pas nier la valeur des Champs d’honneur, mais le fait est que j’ai bénéficié d’une magouille. » Magouille : un mot qui lui fait horreur. Orphelin de père à 11 ans, Jean Rouaud me parle de sa mère, tant aimée, d’une « honnêteté absolue » , faisant bouillir la marmite grâce au commerce de vaisselles. « Si elle découvrait qu’on lui avait envoyé onze assiettes au lieu de dix, elle renvoyait immédiatement l’assiette en trop. Après ça, vous avez beaucoup de mal à être malhonnête », me dit-il en riant.

La nuit est tombée sur la rue des Saints-Pères. Nous parlons de Johnny pour lequel il avait écrit une chanson ( Chanter n’est pas jouer), du Bolchoï qui lui avait commandé un livret et, je ne sais plus pourquoi, de Pierre Michon avec lequel il a été proche. « Il me disait, “moi aussi j’aurais dû avoir le Goncourt avec Vies minuscules”. » Ainsi va la loterie des âmes inconsolées.