QUICHOTTE À L’ÈRE DU TOUT-PEUT-ARRIVER
Fervent lecteur des contes, légendes et mythes qui nous accompagnent depuis des siècles, Salman Rushdie s’approprie cette fois le roman magistral de Cervantès. En l’inscrivant dans l’Amérique de Donald Trump, il en souligne la modernité, et fustige les nouveaux obscurantismes à l’oeuvre aujourd’hui.
«Don Quichotte est cet autre que nous ne pouvons être, et c’est pour ça que nous l’aimons », affirmait, à l’occasion du 400e anniversaire du célèbre hidalgo, le Prix Nobel de littérature José Saramago. Des tentatives de suites plus ou moins fidèles au Monsignor Quichotte de Graham Greene, d’une nouvelle de Jorge Luis Borges au journal de Thomas Mann, sans oublier Le Sel de tous les oublis (Julliard) de Yasmina Khadra, aussi publié en cette rentrée, on ne compte plus les hommages, clins d’oeil et adaptations depuis la parution, en 1605, de L’Ingénieux Noble Don Quichotte de la Manche, considéré comme le premier roman moderne et l’un des plus importants de la littérature mondiale. Si l’imaginaire collectif n’a retenu de ce monument qu’une silhouette dégingandée prenant d’assaut des moulins à vent, on oublie souvent que le roman de Cervantès a d’abord été conçu comme une satire de l’idéal chevaleresque doublée d’une critique non moins acerbe de la société espagnole de l’époque.
ADDICTION AU PETIT ÉCRAN
C’est dans l’Amérique de Trump que s’inscrit le Quichotte de Salman Rushdie, à l’« ère du tout-peut-arriver » – et notamment le pire. Alonso Quichano prend ici les traits d’un représentant de commerce vieillissant accro au petit écran, au point de « se considérer comme citoyen naturel (et habitant potentiel) de ce monde imaginaire » dominé par la présentatrice d’un talk-show, Miss Salma R., dont notre héros tombe amoureux. Il lui envoie des lettres signées du pseudonyme « Quichotte », et entame au volant de sa Chevrolet un périple à travers les États-Unis pour conquérir le coeur de la belle. Sur la banquette arrière, Sancho, son fils imaginaire, accompagne le « chevalier à la triste figure » dans sa quête et sa descente vers la folie.
À l’instar de l’histoire originelle, Sancho tente de raisonner Quichotte, dont la fascination pour les livres de chevalerie est ici remplacée par une addiction au petit écran qui contamine chacun de ses gestes. Ses références se limitent aux séries qu’il
dévore: « Sancho, mon fils, mon pote, mon écuyer! Le Hutch de mon Starsky, le Spock de mon Kirk, la Scully de mon Mulder, le BJ de mon Hawkeye, le Robin de mon Batman. » Comme dans le roman de Cervantès, cette fascination trouble le jugement de Quichotte qui oscille entre le monde réel et celui qu’il s’invente (ou plutôt, que la télévision invente pour lui) sans pour autant dévier du but qu’il s’est fixé. Aussi abruti par les écrans soit-il, notre héros est en effet conscient que le « réel irréel » dans lequel il évolue peut servir ses desseins : « Toute quête, répondit Quichotte, se déroule à la fois dans la sphère du réel, ce que les cartes nous enseignent, et dans la sphère du symbolique dans laquelle les seules cartes sont celles que nous avons invisibles, dans l’esprit. »
CRITIQUE ACERBE À L’ENCONTRE DES ÉTATS-UNIS
Cette clairvoyance est d’autant plus frappante lorsque notre voyageur considère les sociétés indiennes (où il est né), britannique (où il a vécu) et américaine (où il vit) – un parcours équivalent à celui
effectué par Salman Rushdie. Si la Grande-Bretagne est qualifiée
de « pays à l’esprit étriqué, délirant et où il n’était pas facile de vivre pour les gens dénués de cette grande vertu consistant en une couleur de peau acceptable », c’est à l’encontre des États-Unis que
la critique se veut la plus acerbe, Quichotte et Sancho devant faire face au racisme (« Vous avez l’air de venir d’un pays dont les ressortissants n’ont pas le droit de venir ici »), à la pauvreté, aux
ravages de la drogue, de la trash TV et de la culture « Netflix-andchill ». Autant de maux de l’Amérique contemporaine auxquels
Quichotte oppose, à l’image de son précurseur, un stoïcisme qui lui permet de dépasser les humiliations et de ne pas renoncer à son but. « Aucune grande quête n’a jamais été accomplie que par ceux qui ont la foi », enseigne-t-il à Sancho, plus sensible au mirage du
rêve américain que son acolyte: « Et pourtant, il voulait devenir l’une de ces fourmis, c’était là tout le paradoxe. Il avait envie d’avoir de la chair, du sang et des os et un burger au bison au Ted’s Montana Grill qu’il pourrait toucher, savourer et avaler. Il désirait la vie.»
La clairvoyance de Sancho se situe sur le plan de la narration, lorsqu’il a l’intuition que « de la même manière que Quichotte l’avait inventé, quelqu’un d’autre pouvait aussi avoir inventé Quichotte ». Et semble avoir conscience de sa condition de personnage de fiction. L’écrivain-démiurge apparaissait déjà dans le récit
original puisque Cervantès, en tant que narrateur homodiégétique,
attribuait les originaux de son roman à un auteur arabe fictif nommé Cide Hamete Benengeli. Cette pirouette métafictionnelle, en plus
de renforcer la crédibilité de l’histoire, lui permettait de contrer les attaques qu’aurait pu engendrer sa critique de la société espagnole. Dans le Quichotte de Salman Rushdie, c’est Sam DuChamp, un auteur de romans d’espionnage d’origine indienne, qui fait le lien entre l’écrivain et ses personnages, le lecteur suivant les aventures
du duo père-fils en parallèle de celles de leur créateur, jusqu’à ce que les deux intrigues se confondent. De son procédé narratif à
l’idéal chevaleresque de son héros, Salman Rushdie rend ainsi hommage à la geste créatrice de son illustre aîné, en ayant à coeur, comme Cervantès l’écrivait dans son prologue, de faire en sorte que « le lecteur mélancolique ne puisse s’empêcher de rire ».