Rimbaud, deux fois maudit
Retour sur l’histoire de l’une de ses missives si prisées…
Les lettres de la main de Rimbaud sont un Graal pour les collectionneurs d’autographes. Alors que moins d’une dizaine se sont arrachées à prix d’or ces vingt dernières années, le Salon international du livre rare [voir encadré] offrira l’insigne privilège aux rimbaldiens de tout poil d’en présenter pas moins de deux sur le même stand, chacune datant de la période où l’homme aux semelles de vent, devenu marchand, avait depuis longtemps brûlé dans la Corne de l’Afrique ses vertes ambitions de poète et de voyant.
UNE ODYSSÉE DANTESQUE
C’est à la librairie Autographes des siècles que l’on doit ce petit miracle. Plus encore que cette missive clandestine d’avril 1888 où Rimbaud, soucieux, annonce à un ami explorateur son ultime départ d’Aden pour Harar – « Inutile de parler de mon départ à qui que ce soit », insiste-t-il afin de maintenir secret un énième et vague projet de
vente d’armes –, la seconde lettre fait figure d’événement. Le 18 novembre 1885, le natif de Charleville y annonce à sa famille l’odyssée dantesque vers le royaume de Choa qu’il est sur le point d’entreprendre après avoir rompu son contrat avec Alfred Bardey. Fi des laborieuses séances de compte et de tri de cafés, de peaux et de babioles diverses que lui imposent ses patrons
depuis cinq ans, place à l’aventure, au trafic dans l’inconnu, à la liberté libre et à l’indépendance retrouvée ! Et si Rimbaud se garde de mentionner l’objet de cette mission montée avec le Français
Pierre Labatut (livrer à l’empereur Ménélik II une cargaison de 2000 fusils et de 60 000 cartouches), le ton de ces quatre pages est celui de l’impatience, de la soif de danger et de l’ivresse de la fortune au bout du chemin.
« Je vais faire une route terrible : il y a une cinquantaine de jours de marche à cheval par des déserts brûlants. Mais en Abyssinie le climat est délicieux [...],
c’est un lieu de repos très agréable pour ceux qui se sont abrutis quelques années sur les rivages incandescents de la mer rouge. [...] À présent que cette affaire est en marche, je ne puis reculer. » Si Rimbaud s’imagine au Choa « le 15 mars », mise sur un bénéfice de « 25 000 francs » et se voit déjà saluer sa famille en France « vers la fin de l’été », c’est qu’il demeure toujours le voyageur ancien et le Poucet rêveur de ses 17 ans. Mais le trafiquant, toujours en quête de réalité rugueuse à étreindre, ne sait pas qu’il va vivre la saison en enfer de son existence africaine : bloqué un an sur la côte, escroqué par Ménélik et dépouillé par les créanciers de Labatut mort entre-temps, il sortira sans trésor et « les cheveux absolument gris » de deux années de désillusions. Restée dans le secret de la collection du pianiste Alfred Cortot durant soixante-dix ans, cette précieuse relique (120 000 euros) scande le lot de rêves et d’espoirs d’une vie entière placée sous le signe de l’infortune et rappelle que Rimbaud fut deux fois maudit, comme poète et comme trafiquant.