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Andrée, une personnali­té à part

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Q «uelquefois Andrée me disait : “Je suis fatiguée de jouer.” Nous allions nous asseoir dans le bureau de M. Gallard, nous n’allumions pas, pour qu’on ne nous découvrît pas, et nous causions : c’était un plaisir neuf. Mes parents me parlaient et moi je leur parlais, mais nous ne causions pas ensemble ; avec Andrée, j’avais de vraies conversati­ons, comme papa le soir avec maman. Elle avait lu beaucoup de livres, pendant sa longue convalesce­nce, et elle m’étonna, parce qu’elle avait l’air de croire que les histoires qu’ils racontaien­t étaient vraiment arrivées : elle détestait Horace et Polyeucte, elle admirait Don Quichotte et Cyrano de Bergerac, comme s’ils avaient existé en chair et en os. Touchant les siècles passés, elle avait aussi des partis pris décidés. Elle aimait les Grecs, les Romains l’ennuyaient ; insensible aux malheurs de Louis XVII et de sa famille, la mort de Napoléon la bouleversa­it. Beaucoup de ces opinions étaient subversive­s, mais vu son jeune âge, ces demoiselle­s les lui pardonnaie­nt. “Cette enfant a de la personnali­té”, disait-on au collège.

Andrée rattrapait rapidement son retard, je la battais de justesse aux compositio­ns et elle eut l’honneur de recopier deux de ses rédactions sur le livre d’or. Elle jouait si bien du piano qu’on la mit d’emblée dans la catégorie des moyennes ; elle commença aussi à prendre des leçons de violon. Elle n’aimait pas coudre, mais elle était adroite ; elle confection­nait avec compétence des caramels, des sablés, des truffes au chocolat ; bien que frêle, elle savait faire la roue, le grand écart, et toute espèce de culbutes. Mais ce qui lui prêtait à mes yeux le plus grand prestige, c’était certains traits singuliers dont je ne connus jamais le sens : quand elle apercevait une pêche ou une orchidée, ou si simplement on en prononçait devant elle le nom, Andrée frissonnai­t, ses bras se hérissaien­t de chair de poule ; alors se manifestai­t de la façon la plus troublante ce don qu’elle avait reçu du ciel et qui m’émerveilla­it : la personnali­té. En secret je me disais qu’Andrée était sûrement une de ces enfants prodiges dont plus tard on raconte la vie dans les livres. »

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