RETOUR EN GRÂCE D’UNE ICÔNE FÉMINISTE
Plus de trente ans après sa mort, l’auteure du Deuxième Sexe est devenue incontournable dans l’évolution de la pensée féministe. Un temps passés sous silence, ses textes émancipateurs et engagés sont aujourd’hui réhabilités par les débats contemporains –
Alors que Simone de Beauvoir a longtemps été perçue en France comme la disciple de Jean-Paul Sartre et une sorte de relique dépassée du féminisme, depuis deux ans, la réception de son oeuvre commence à changer : ses Mémoires ont été publiés dans La Pléiade et son nom a – enfin ! – été ajouté à la liste des philosophes au programme des classes de terminale.
DE L’UNIVERSALISME À L’INTERSECTIONNALITÉ
Le caractère central de son travail sur la pensée féministe est mis en avant par cer
taines théoriciennes féministes – dont je fais
partie – alors qu’il avait été relativement passé sous silence depuis les années 1970. « Momone » apparaissait appartenir à la vieille école, une école qui espérait imiter les hommes au lieu d’être radicalement féministe, et incarnait le symbole de ce féminisme de la « deuxième vague » (qui commence par la publication du Deuxième Sexe et se focalise sur la nécessité de libérer les femmes de l’oppression qu’elles subissent, notamment dans le foyer et leur travail domestique). Lequel prenait son expérience de femme, blanche et bourgeoise comme l’alpha et l’oméga de l’expérience vécue par toutes les autres à travers le monde.
Beauvoir a été assimilée au féminisme dit « universaliste », tel que l’incarne Elizabeth Badinter par exemple, par opposition à celui dit « intersectionnel ». Cette
identification, erronée, a conduit certains
à discréditer ce dernier, Beauvoir l’ayant
elle-même rejeté. Elle a aussi convaincu
une partie des féministes qui, sans même la lire, avancent que le féminisme beauvoirien ne peut être utile à leurs luttes. Contre cette lecture, je voudrais montrer que la philosophe propose un féminisme universaliste, certes, mais qu’elle veut inclusif, antiraciste, anticolonialiste, anticapitaliste, donc proche des engagements des féministes intersectionnelles contemporaines. De quelque manière que l’on aborde ses écrits, Simone de Beauvoir ne peut être lue comme une féministe intersectionnelle. Le terme d’ « intersectionnalité » a été introduit par la juriste américaine
Kimberlé Crenshaw en 1989 afin que le
droit prenne en compte la multiplicité des identités et des sources d’oppression. Crenshaw compare la situation des femmes noires à celle d’un piéton qui traverserait un carrefour et se ferait renverser sans que l’on puisse déterminer avec certitude quelle voiture est responsable de l’accident. Elle ajoute que, souvent, les discriminations interagissent d’une manière telle que la discrimination dont elles souffrent n’est pas simplement l’addition de celle vécue
par les hommes noirs et de celle infligée
aux femmes blanches. Elle en conclut qu’il est nécessaire de penser comment plusieurs oppressions peuvent interagir et
produire une oppression spécifique qui ne
soit pas une simple addition d’oppressions. Beauvoir n’est pas une féministe intersectionnelle avant l’heure dans la mesure où, précisément, elle ne s’interroge pas sur l’intersection possible des oppressions et semble toujours penser que le Noir, le Juif et, dans une moindre mesure, le prolétaire sont des hommes, et que les femmes dont elle étudie l’oppression ne sont ni noires, ni juives, ni prolétaires.
THÉORICIENNE DE L’OPPRESSION SEXISTE
Pour autant, Beauvoir est loin de partager avec les universalistes contemporaines l’idée que les analyses de l’oppression raciale ou de l’oppression de classe ne concernent pas le féminisme. Au contraire. Elle n’a cessé, tout au long de sa vie et de son oeuvre, de répéter que la lutte pour l’émancipation des femmes est inséparable de celle contre le système capitaliste et doit se faire parallèlement. Contre l’idée d’une émancipation individuelle, elle affirme clairement, par exemple dans la conclusion du Deuxième Sexe, que seule une évolution de la société tout entière vers des idéaux socialistes pourra mettre un terme à l’oppression des femmes.
Les luttes antiracistes et anticoloniales tiennent aussi une place de choix dans sa vie et son oeuvre : c’est à partir de ses lectures sur l’oppression des Noirs aux États-Unis qu’elle construit sa théorie féministe ; son engagement contre la guerre d’Algérie sera, à ses yeux, l’autre grand combat politique de sa vie. En 1945, Beauvoir s’attelle au projet d’un livre qui examinerait la condition féminine. En 1946, elle passe plusieurs mois à lire tout ce qu’elle trouve sur le sujet
LA LUTTE POUR L’ÉMANCIPATION DES FEMMES EST INSÉPARABLE DE CELLE CONTRE LE SYSTÈME CAPITALISTE
à la Bibliothèque nationale. Elle interrompt ses recherches en 1947, et part quatre mois aux États-Unis pour y donner des conférences. Elle y retrouve l’écrivain Richard Wright, rencontré à Paris en 1946, dont elle a lu Native Son, Black Boy et a publié d’autres textes dans Les Temps modernes. Alors qu’elle est marquée par l’ampleur des inégalités raciales constatées tout au long de son voyage, Wright lui conseille la lecture d’An American Dilemma : The Negro Problem and Modern Democracy,
somme encyclopédique dirigée par le Suédois Gunnar Myrdal, et de Caste and Class in a Southern Town de John Dollard. Il l’initie au concept, développé par le grand sociologue noir W. E. B. Du Bois, de « double conscience » : dans son autobiographie, Les Âmes du peuple noir,
Du Bois décrit l’expérience aliénante faite par les Africains-Américains d’être vus constamment à travers les yeux de la société blanche et raciste. À son retour à Paris, Beauvoir, dans sa correspondance, est formelle : ses lectures sur le racisme outre-Atlantique et sur l’expérience qu’en font les Noirs l’ont conduite à repenser complètement ce qui allait devenir Le Deuxième Sexe. Elle y voit une théorie de l’oppression raciale mais aussi de l’expérience qui en découle, matériau qu’elle va prendre comme modèle pour construire sa propre théorie de l’oppression vécue par les femmes et de l’expérience qu’elles en font.
Cette place centrale donnée aux analyses du racisme est manifeste dans Le Deuxième Sexe, où l’oppression féminine est régulièrement comparée à l’oppression subie par les Noirs américains, les Juifs et les prolétaires. L’affinité profonde entre
la théorisation de l’oppression raciale et
●●● celle de l’oppression sexiste n’échappera pas, d’ailleurs, à Frantz Fanon qui, comme le montre le philosophe Matthieu Renault, se réapproprie dans Peaux noires, masques blancs l’existentialisme de Beauvoir et décrit ce qu’il appelle « l’expérience vécue du Noir » sur le modèle de la partie du Deuxième Sexe consacrée à « l’expérience vécue » des femmes. L’engagement antiraciste et anticolonialiste de la femme de lettres se manifeste aussi en actes avec sa mobilisation active contre la guerre d’Algérie, notamment via son implication dans la défense de Djamila Boupacha, jeune Algérienne proche du FLN arrêtée, torturée et violée par des militaires français.
LA TENTATION DE SOUMISSION
Le féminisme de Beauvoir est indissociable de son anticapitalisme, de son antiracisme et de son anticolonialisme, mais il est également universaliste. Pour la philosophe, il est nécessaire de combattre spécifiquement l’oppression des femmes, cette lutte ne devant pas être diluée dans une lutte générale contre toutes les formes d’oppression. Elle croit aussi que tous les êtres humains ont en commun la liberté, et donc qu’il existe une façon universelle de vivre une vie morale pour exercer cette liberté.
Pour autant, il y a fort à parier que Beauvoir serait à tout le moins perplexe devant la thèse, qui semble partagée par bon nombre de féministes « universalistes » aujourd’hui, selon laquelle on ne peut être féministe que si l’on est absolument contre le voile islamique, quel qu’il soit, où qu’il soit porté, quelle que soit la volonté des femmes qui le portent – au risque d’être, sinon, complices de l’oppression des femmes en Iran, en Arabie saoudite. La romancière convoque à plusieurs reprises l’image orientaliste de la femme musulmane dans un harem comme symbole d’une oppression maximale.
Son analyse de l’oppression féminine, cependant, la conduit avant tout à mettre en lumière la tentation de soumission à l’homme qui est au coeur de la féminité. Mouvement qui concerne aussi bien
L’IMAGE ORIENTALISTE DE LA FEMME MUSULMANE DANS UN HAREM COMME SYMBOLE D’UNE OPPRESSION MAXIMALE
l’actrice hollywoodienne qui travaille à être un objet séduisant, la femme au foyer portée à régner en maîtresse sur son intérieur pour oublier son oppression, ou encore la femme du professeur d’université qui croit participer à une oeuvre intellectuelle en effectuant des recherches pour son mari. Elle montre l’ambiguïté de ces positions : l’actrice est un objet de désir mais en tire du pouvoir, le pouvoir de la femme au foyer est restreint au domicile mais y est absolu. La soumission des femmes est complexe parce qu’elle est à la fois la marque de leur oppression et, parfois, un calcul rationnel pour se ménager un espace de relative liberté. Si elle ne prend pas cet exemple, anachronique par rapport à la période où elle écrit, on imagine bien comment Beauvoir pourrait, aujourd’hui, voir dans le choix du port du voile une de ces situations ambiguës et l’interpréter à la fois comme la marque d’une domination masculine qui oblige les femmes à se couvrir et les rend responsables du désir masculin, mais aussi comme une forme de résistance à l’injonction faite aux femmes de rendre leur corps visible et disponible au regard masculin. Plutôt que de discréditer par principe les raisons avancées par ces femmes de porter leur voile, Beauvoir y verrait certainement une tentative d’arrangement individuel avec la situation, injuste, dans laquelle la domination masculine place les femmes.
Car l’universalisme beauvoirien n’est pas individualiste, il ne croit pas que l’initiative individuelle puisse véritablement lutter contre les structures sociales oppressives. En 1972, elle confiait ainsi au philosophe Francis Jeanson : « Il y a des quantités de fausses interprétations de mon féminisme. Seulement, celles qui sont fausses à mes yeux, ce sont celles qui ne sont pas radicalement féministes : on ne me trahit jamais quand on me tire vers le féminisme absolu. » Ni intersectionnelle avant l’heure, ni universaliste à la Badinter, Beauvoir est avant tout radicalement féministe.