LA LIBERTÉ GUIDANT SA PENSÉE
Les écrits de jeunesse de cette éternelle disciple de Sartre nous éclairent sur le parcours et les fondements de la philosophie beauvoirienne, esquissant, bien avant l’heure, les contours de l’existentialisme.
Lorsque Simone de Beauvoir arriva aux États-Unis pour son troisième séjour, son passeport indiquait « conférences » comme motif de voyage.
« Sur quoi ? lui demanda le douanier.
— La philosophie, répliqua-t-elle.
— Quelle philosophie ? »
Le numéro du Vogue américain daté de mars 1947 présentait Beauvoir comme
« le disciple principal de la philosophie existentialiste de Jean-Paul Sartre ». Pour
Le Petit Larousse, quarante ans plus tard, elle était toujours « disciple et compagne de Sartre, et féministe ardente ». Au cours du xxe siècle, Simone de Beauvoir est devenue mythique, que ce soit comme « Notre Dame de Sartre », la grande prêtresse de l’existentialisme et de l’amour nécessaire, ou en tant qu’auteure du
Deuxième Sexe, l’icône audacieuse du féminisme. Dans l’un ou l’autre mythe, elle est le héraut d’une nouvelle liberté. En revanche, elle n’est quasiment jamais célébrée comme philosophe ayant ellemême repensé sa propre conception de la liberté, dans sa dimension personnelle et politique. Philosophe qui a tenté de vivre cette liberté parce qu’elle croyait que, « en vérité, il n’y a pas de divorce entre philosophie et vie. Toute démarche est un choix philosophique », écrit-elle dans L’Existentialisme et la sagesse des nations.
Cependant, grâce aux documents redécouverts récemment, il est maintenant possible de suivre le développement de sa philosophie, notamment son origine précoce et indépendante. Les écrits de jeunesse de Beauvoir soulignent qu’avant sa rencontre avec Jean-Paul Sartre en 1929, les thèmes qui ont été désignés plus tard comme « sartriens » l’intéressaient déjà.
Lectrice avide depuis son enfance, Beauvoir découvre, au lycée, Alfred Fouillée, philosophe du xixe siècle qui s’est opposé à la conception de la liberté de Rousseau, selon lequel « l’homme est né libre et partout il est dans les fers ». Pour Fouillée, au contraire, « on ne naît pas libre, on le devient ». La liberté est pour lui une idée-force, une idée qui a le pouvoir de façonner l’évolution d’un individu, qui lui permet de choisir ses propres valeurs.
La jeune Beauvoir choisit d’étudier la philosophie mais rejette le genre philosophique qui donne la priorité aux grands systèmes de métaphysique aux dépens de l’illumination de la vie et du vécu. Lisant Henri Bergson à l’âge de 18 ans, elle s’inspire de sa description de la façon dont la littérature peut « déchirer la toile intelligemment tissée de notre moi conventionnel ». Alors qu’en étudiant d’autres philosophes, elle a « l’impression d’assister à des constructions plus ou moins logiques, ici enfin c’est la réalité palpable que je touche et je retrouve la vie » (Cahiers de jeunesse, 16 août 1926).
L’IMPOSSIBLE AFFIRMATION DE SOI
Elle a vu, dans sa vie et celle de son amie Zaza, que les femmes ne partagent pas la liberté concrète, ce soi-disant droit acquis dès la naissance par les hommes. Avant son 20e anniversaire, après avoir lu Maurice Blondel et l’injonction nietzschéenne – « Deviens ce que tu es » –, Beauvoir commence l’écriture d’un roman qui retrace la prise de conscience par une femme de la possibilité de choisir sa vie. Mais comment pouvait-elle être maîtresse de son destin alors que tant de choix lui étaient interdits ? Dans ses notes pour ce roman, elle a écrit : « L’acte est l’affirmation de nous-même. » Mais comment est-ce possible ? Le soi existe-t-il avant l’acte ? Ses Cahiers de jeunesse répondent : « C’est par la décision libre seulement, et grâce au jeu des circonstances que le moi vrai se découvre » (CJ, 6 mai 1927). Plus d’une décennie avant que le mot « existentialisme » ne soit inventé, Beauvoir a distingué deux parties de l’existence humaine, qui ressemblent aux catégories sartriennes de L’Être et le Néant (CJ, 5 novembre 1926). À partir de 1927, elle conclut que l’on devient libre en partie par un travail sur soi : « Chez moi, un choix n’était jamais fait, mais toujours se faisait, il se répète chaque fois que j’en prends conscience. » (CJ, 6 mai 1927). De plus, elle a découvert un problème philosophique qui la préoccupera pendant des décennies, même
« IL N’Y A PAS DE DIVORCE ENTRE PHILOSOPHIE ET VIE. TOUTE DÉMARCHE EST UN CHOIX PHILOSOPHIQUE »
si L’Invitée elle ne (1943) publiera : « rien Le thème à ce sujet est presque avant toujours cette opposition de moi et de l’autre que j’ai sentie en commençant de vivre » (CJ, 10 juillet 1927).
Pourquoi, donc, a-t-elle écrit dans La Force de l’âge : « Je ne me considérais pas comme un philosophe ? » Pourquoi
a-t-elle dit à la philosophe américaine Margaret Simons : « Sartre est philosophe et moi je ne le suis pas. […] J’ai construit une oeuvre littéraire 2 » ? Sur la base de ces
commentaires, plusieurs féministes ont imputé à Beauvoir certains péchés mortels du féminisme : a-t-elle diminué ses propres réalisations ? A-t-elle conclu que la place d’une femme était d’être une disciple ?
ENTRER DANS LE VÉCU DES AUTRES
Souvent, ces objections se concentrent de manière disproportionnée sur certains passages de ses Mémoires, avec pour effet d’accuser Beauvoir d’avoir rejeté la philosophie plutôt que de s’être opposée à une façon de philosopher. Après tout, dans La Force de l’âge, elle a également écrit : « Comment se résigne-t-on à être le disciple de quelqu’un ? Il m’est arrivé, plus tard, de consentir, par intermittence, à jouer ce rôle. Mais j’avais au départ trop d’ambition intellectuelle pour m’en contenter. Je voulais communiquer ce qu’il y avait de l’originel dans mon expérience. Pour y réussir, je savais que c’était vers la littérature que je devais m’orienter . » Avant la parution des essais philosophiques de Beauvoir, L’Invitée a inspiré la théorie sartrienne du temps et influencé la métaphysique d’intersubjectivité de Maurice Merleau-Ponty. Mais à partir de 1941, Beauvoir a rejeté l’attitude philosophique qui soutenait ce livre. Dans La Force de l’âge, elle décrit sa conversion de l’apolitisme de sa jeunesse à sa vision historique et politique. On peut regarder le monde comme un spectateur, en revanche c’est de la mauvaise foi de ne pas reconnaître que nos choix constituent le monde pour les autres.
Elle voulait inventer un monde dans lequel les valeurs des femmes seraient mises en avant, où elles pourraient aussi devenir libres. Beauvoir a développé une morale existentialiste et une philosophie de la littérature basées sur la valeur de la liberté. Selon elle, la littérature aurait la capacité de nous inviter à laisser nos préjugés et à entrer dans le vécu des autres. Celle-ci pourrait ainsi nous mener à un travail d’introspection, éveillant des possibilités méconnues jusqu’alors. Dans son analyse des mythes de la féminité dans Le Deuxième Sexe, elle a relevé cette impossibilité pour les femmes de se choisir librement. Pourquoi les hommes sont-ils invités par Socrate à se connaître euxmêmes, quand il est attendu des femmes de connaître et servir les besoins des autres ? Pourquoi était-il contre-nature qu’un homme se soumette à un autre homme, et contre-nature pour une femme de ne pas être soumise ?
Que Simone de Beauvoir soit philosophe dépendra de la façon dont on répond à la question du douanier : « Quelle philosophie ? » Mais il faut également se demander : « Quels intérêts cela sert-il qu’elle soit – ou non – une philosophe ? »
* Kate Kirkpatrick est philosophe, spécialiste de Simone de Beauvoir. Elle enseigne à l’université d’Oxford.
1. Simone de Beauvoir, La Force des choses, dans Mémoires, Gallimard, La Pléiade, t. I, p. 1096.
2. Voir Christine Daigle, “Beauvoir: réception d’une philosophie”, dans Horizons philosophiques, 2006, p. 63.