PETITE HISTOIRE DU « DEUXIÈME SEXE »
Avant de devenir la bible du féminisme contemporain, Le Deuxième Sexe était avant tout une analyse des différentes formes prises par l’aliénation des femmes. Un formidable outil de démystification au service non seulement de leur liberté mais aussi de cel
Plus qu’aucune autre de ses oeuvres, Le Deuxième Sexe a consacré Simone de Beauvoir comme philosophe – bien qu’elle se soit souvent défendue de l’être au sens où, à ses yeux, Sartre l’était éminemment – et comme l’une des principales figures du féminisme au xxe siècle. Au-delà de l’incipit célèbre du second tome qui en résume la thèse – « On ne naît pas femme, on le devient » –, retour sur le contenu et les circonstances de publication d’un livre substantiel qui a profondément influencé la condition des femmes.
UN MONDE MASCULIN
Simone de Beauvoir raconte, dans La Force des choses (1963), les faits qui ont présidé, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, à la conception du Deuxième Sexe.
Quand elle en commence la rédaction en octobre 1946 elle vient d’achever Tous les hommes sont mortels, un roman publié en décembre de la même année. Puis elle a rassemblé en un essai philosophique intitulé
Pour une morale de l’ambiguïté trois
articles de réflexions précédemment parus dans Les Temps Modernes, revue qu’elle a fondée avec Sartre, Leiris et quelques autres. Elle y esquisse les contours d’une « morale en situation ». Il s’agit alors de diffuser ce qu’on a fini par appeler, en dépit des réticences de Sartre sur cette désignation, les
principes de l’existentialisme.
Celle qu’on surnomme, sans grande bienveillance, « la grande Sartreuse » ou « la grande prêtresse de l’existentialisme » s’est fait un nom dans le sillage du
philosophe. Mais elle n’a pourtant pas le
tempérament d’un épigone, aussi projettet-elle de s’engager dans la rédaction d’un autre essai, plus personnel : « J’avais envie de parler de moi. […] Je m’avisai qu’une première question se posait: qu’est-ce que
ça avait signifié pour moi être femme?3 » Elle en discute avec Sartre et conclut dans un premier temps : « Pour moi, ça n’a pour
ainsi dire pas compté. » « Tout de même vous n’avez pas été élevée de la même manière qu’un garçon : il faudrait y regarder de plus près. » Cette remarque de Sartre provoqua comme un déclic: « Je regardai et j’eus une révélation: ce monde était un monde masculin, mon enfance avait été nourrie de mythes forgés par les hommes et
je n’y avais pas du tout réagi de la même manière que si j’avais été un garçon. […] J’abandonnai le projet d’une confession personnelle pour m’occuper de la condition féminine dans sa généralité » (FC). Le livre, qui sur une suggestion de Jacques-Laurent Bost allait s’appeler Le Deuxième Sexe, est né de ce renoncement (provisoire) à un projet autobiographique et de cette révélation.
UNE RÉDACTION PAR ÉTAPES
C’est donc presque par hasard que Simone de Beauvoir s’est attelée à traiter de la question féminine : « J’ai dit comment ce livre fut conçu : presque fortuitement. […] Je m’étais mise à regarder les femmes d’un oeil neuf et j’allai de surprise en surprise. C’est étrange et c’est stimulant
de découvrir soudain, à quarante ans, un aspect du monde qui crève les yeux et qu’on ne voyait pas : […] ces dissemblances [entre hommes et femmes] sont d’ordre culturel et pas naturel » (FC).
À vrai dire, la rédaction du livre fut plus chaotique que ne pourrait le laisser penser sa construction. Achevé en juin 1949,
Le Deuxième Sexe n’a pas été écrit d’une seule traite. Il a fallu compter avec les interruptions dues aux trois voyages que Simone de Beauvoir fit aux États-Unis – le troisième comprenant une excursion au Mexique et au Guatemala – et les six mois nécessaires à la rédaction des impressions de ces séjours : L’Amérique au jour le jour. Lors du premier voyage, elle fait la rencontre de l’écrivain chicagoan Nelson Algren. C’est l’occasion d’une relation amoureuse, charnelle et passionnelle très intense. La lecture de son abondante correspondance avec Algren, parue après la mort de Simone de Beauvoir, permet non seulement d’en prendre la mesure, mais encore de suivre les étapes de la gestation du Deuxième Sexe.
UNE ÉTUDE SÉRIEUSE
Le premier tome est achevé en
décembre 1948 et remis à l’éditeur en jan
vier de l’année suivante pour paraître en
juin 1949. Comme des sortes de poissons
pilotes, des chapitres en sont publiés dans
Les Temps modernes tout au long de l’année 1948 auxquels s’ajoutent, durant 1949, des extraits du second tome, qui paraît en novembre. Ainsi, en mai 1948, on a pu lire une première mouture de son « étude sur la femme et les mythes » (FC). Claude Lévi
Strauss y pointe quelques inexactitudes. Avertie par Leiris, Simone de Beauvoir se
rend chez l’anthropologue, qu’elle connais
sait depuis un stage d’agrégation, et lit attentivement la thèse qu’il était en train de terminer. Dans ce qui allait devenir Les Structures élémentaires de la parenté, elle
trouve la confirmation de son « idée de la femme comme autre » et une critique de la fausse image que l’on pouvait alors se faire
du matriarcat : Lévi-Strauss montre en effet
« que le mâle demeure l’être essentiel, jusqu’au sein de ces sociétés matrilinéaires qu’on dit matriarcales » (FC). Quand bien même Le Deuxième Sexe
visait à produire un changement décisif dans la représentation qu’on se faisait alors de la condition féminine, il a avant tout été conçu comme une oeuvre sérieuse, solidement documentée, presque universitaire. Ouvert
aux influences les plus diverses, le propos
puise des arguments dans des disciplines
aussi variées que la biologie, l’anthropologie, la sociologie, la psychanalyse, l’ethno
logie, la littérature ou l’histoire.
LE CHEMIN DE LA LIBERTÉ
Sans être dogmatique, la perspective adop
tée par Simone de Beauvoir repose sur un parti pris philosophique. L’auteure ne s’en cache guère. Ses réflexions ont pour assise
la conception sartrienne de la liberté et la morale qu’elle fonde : « La perspective que nous adoptons, c’est celle de la morale existentialiste. […] Chaque fois que la transcendance retombe en immanence, il y a dégradation de l’existence en “en soi”, de la liberté en facticité ; cette chute est une faute morale si elle est consentie par le sujet; si elle lui est infligée, elle prend la figure d’une frustration et d’une oppression ; elle est dans les deux cas un mal absolu » (DS, I).
Tout le problème tient à ce que les femmes, pour des raisons rien moins que naturelles, voient leur existence comme engluée dans l’immanence, condamnées à vivre en deçà de la possibilité de se choisir librement. Elles doivent ainsi renoncer à leur transcendance, autrement dit à leur
capacité à se dépasser, à aller au-delà des
déterminismes auxquels l’oppression masculine les a le plus souvent assignées :
être une petite fille et une jeune fille dont le
destin normal consiste à devenir épouse et mère… « Or, ce qui définit d’une manière
singulière la situation de la femme, c’est que, étant comme tout être humain, une liberté autonome, elle se découvre et se choisit dans un monde où les hommes lui imposent de s’assumer comme l’Autre :•••
IL FAUT ROMPRE AVEC L’IDÉE QUE LA FEMME NE PEUT EXISTER QUE COMME L’AUTRE PAR RAPPORT À L’HOMME
••• on prétend la figer en objet, et la vouer à l’immanence puisque sa transcendance sera perpétuellement transcendée par une autre conscience essentielle et souveraine. Le drame de la femme, c’est ce conflit entre la revendication fondamentale de tout sujet qui se pose toujours comme l’essentiel et les exigences d’une situation qui la constitue comme inessentielle » (DS, I).
LA FIGURE DE L’AUTRE
Il s’agit donc de montrer que la femme est, tout autant que l’homme, un sujet et une conscience libres. Pour cela, il faut rompre avec l’idée (fausse) qu’elle ne peut exister que comme l’Autre par rapport à l’homme : « Elle n’est rien d’autre que ce que l’homme en décide, ainsi on l’appelle le “sexe”, voulant dire par là qu’elle apparaît essentiellement au mâle comme être sexué : pour lui, elle est sexe, donc elle l’est absolument. Elle se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle. Elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu ; elle est l’Autre » (DS, I).
De plus, cette altérité est en elle-même porteuse d’une inégalité inapparente dont certaines langues portent la trace : « Le rapport des deux sexes n’est pas celui de deux électricités, de deux pôles: l’homme représente à la fois le positif et le neutre au point qu’on dit en français “les hommes” pour désigner les êtres humains » (DS, I). Il en résulte une sorte de déséquilibre structurel qui fait que le masculin passe pour la norme du féminin : il est esprit et intellect, elle est corps et matière. « Il y a un type humain absolu qui est le type masculin. La femme a des ovaires, un utérus; voilà des conditions singulières qui l’enferment dans sa subjectivité ; on dit volontiers qu’elle pense avec ses glandes. L’homme oublie superbement que son anatomie comporte aussi des hormones, des testicules. Il saisit son corps comme une relation directe et normale avec le monde qu’il croit appréhender dans son objectivité, tandis qu’il considère le corps de la femme comme alourdi par tout ce qui le spécifie : un obstacle, une prison » (DS, I).
Il reste à démonter les mécanismes de cette soumission qui se pare des mystères artificiellement créés d’une nature prétendument féminine, et à montrer comment le constat d’une différence physiologique des sexes a servi à fonder une hiérarchie. La mise en lumière de ces mécanismes entraîne aussi une prise de conscience, condition même de la neutralisation de leurs effets: c’est en comprenant les causes le plus souvent cachées de l’oppression que l’on se met en position de s’en libérer.
LES FAITS ET LES MYTHES
Le Deuxième Sexe s’attelle à la question « qu’est-ce qu’une femme ? » en suivant un plan clairement indiqué, presque scolaire. Le premier tome, « Les faits et les mythes », est une sorte d’état des lieux de la condition féminine. Une première partie intitulée ironiquement « Destin » s’attache à un examen de ce que la biologie, la psychanalyse et le matérialisme historique, autrement dit le marxisme, ont à dire sur la physiologie, le psychisme et la situation économique de la femme. En examinant les spécificités de la physiologie depuis les formes peu différenciées d’organismes unicellulaires jusqu’aux mammifères, on ne saurait trouver aucune justification naturelle du destin profondément aliéné de la femelle humaine. « C’est là la conclusion
la plus frappante de cet examen : elle est de toutes les femelles mammifères celle qui est le plus profondément aliénée, et celle qui refuse le plus violemment cette aliénation ; en aucune l’asservissement de l’organisme à la fonction reproductrice n’est plus impérieux ni plus difficilement accepté : crises de la puberté et de la ménopause, “malédiction” mensuelle,
grossesse longue et souvent difficile, accouchement douloureux et parfois dangereux, maladies, accidents sont caractéristiques de la femelle humaine : on dirait que son destin se fait d’autant plus lourd qu’elle se
rebelle contre lui davantage en s’affirmant comme individu » (DS, I).
« CE QUE L’HUMANITÉ A FAIT DE LA FEMELLE HUMAINE »
La critique des théories freudiennes et marxistes sur la féminité, alors dominantes, fournit l’occasion de récuser le primat accordé par Freud au phallus et de rejeter l’idée qu’une simple comparaison anato
mique puisse faire naître chez la petite fille
un sentiment d’infériorité. Et s’il faut reconnaître au matérialisme historique le mérite de critiquer toute idée d’une essence féminine « transhistorique », on ne saurait se satisfaire des explications que Engels et Bebel donnent des raisons de l’aliénation féminine.
Ensuite, la section « Histoire » dresse un panorama de la condition féminine en Occident depuis les hordes primitives jusqu’à la situation présente : « Il s’agit de savoir comment en elle la nature a été reprise au cours de l’Histoire ; il s’agit de savoir ce que l’humanité a fait de la femelle humaine » (DS, I). Enfin, dans la section
intitulée « Mythes » (version remaniée des textes parus dans Les Temps modernes) est abordée la manière dont les hommes projettent leurs peurs et leurs désirs, leurs craintes et leurs espoirs forgeant ainsi un visage ambivalent de la femme à travers
toute une série de figures idéalisées qui, en
retour, pèsent sur la liberté de celle-ci.
Simone de Beauvoir fait montre enfin de
ses indéniables talents de critique littéraire en analysant le mythe féminin chez des auteurs aussi divers que Montherlant, D.H. Lawrence, Claudel, Breton et Stendhal, ce dernier se distinguant des autres en cela qu’il est le seul à considérer la femme comme sujet.
Le second tome, « L’expérience vécue », traite de manière concrète de l’enfance, de l’adolescence, du mariage, de la maternité,
de la maturité et enfin de la vieillesse de la femme. « On ne naît pas femme, on le devient », autrement dit, il n’y a pas de destin imposé ni par l’anatomie ni par la société qui puisse justifier qu’on programme son existence par une série de procédés censés dresser les femmes à des fins qu’elles ne se sont pas choisies. Il en va ainsi de l’instinct maternel, mythe fabriqué et construction sociale visant à cantonner la femme aux tâches ménagères – ce qui est aussi une manière détournée de lui refuser l’accès à l’espace public.
LA LIBÉRATION À VENIR
Beauvoir analyse enfin ce qu’elle appelle des « attitudes de mauvaise foi », soit des manières pour certaines femmes de tenter de sortir de leur aliénation en se la masquant : celle de la « narcissiste » (amour de soi), de l’amoureuse (amour de l’autre) et de la mystique (amour de Dieu). Sa critique de l’institution du mariage, qui « transforme en droits et devoirs ce qui doit être fondé sur un élan spontané » (DS, II), le présente comme un sûr moyen de tuer tout amour. En dépit de ce qu’en dit Balzac dans Physiologie du mariage, l’amour conjugal n’est qu’une invention bourgeoise du xixe siècle. Bref, il est « une institution originellement pervertie » (DS, II).
C’est, pour l’essentiel, cette seconde partie qui a fait scandale. On lui a reproché la description crue (pour l’époque) de l’initiation à la sexualité de la femme, sa manière de dédiaboliser l’homosexualité féminine dans un chapitre intitulé « La lesbienne » et qu’il s’agit de comprendre comme « une attitude choisie en situation, c’est-à-dire à la fois motivée et librement adoptée » (DS, II), ou encore de prôner l’avortement. Ce parfum de scandale a aussi été l’un des biais paradoxaux grâce auquel Le Deuxième Sexe a rempli son objectif bien au-delà, sans doute, des espérances de son auteure. « Si mon livre a aidé les femmes, c’est qu’il les exprimait, et réciproquement elles lui ont conféré sa vérité. Grâce à elles, il ne scandalise plus » (FC). Les femmes lui doivent sinon tout, du moins beaucoup.
1 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (DS), Gallimard/Folio Essai, 1986.
2 Simone de Beauvoir, Lettres à Nelson Algren. Un amour transatlantique (1947-1964), lettre datée du 24 mai 1947, Gallimard/Folio, 1999. 3 Simone de Beauvoir, La Force des choses (FC), Gallimard / Folio, 1972.