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« LA VIE À LA CAMPAGNE EST UNE CHRONIQUE SANS FIN »

Ce sont les silences aussi bien que les histoires de famille qui inspirent Marie-Hélène Lafon et Serge Joncour pour raconter leur région natale. Nous les avons rencontrés.

- Propos recueillis par Hubert Artus

L’une a quitté son « pays » il y a quarante ans, mais l’a campé dans la majorité de ses livres. Aujourd’hui professeur­e agrégée de lettres classiques en région parisienne, Marie-Hélène Lafon revendique écrire sur une « ligne de tension » qui relie son Cantal natal à la capitale. L’autre, né à Paris, revient plusieurs fois par an dans le départemen­t dont toute sa famille est originaire : le Lot. Serge Joncour a, lui, écrit des romans sur la campagne, les terres, la nature et les hameaux assez tardivemen­t. En pointillé depuis L’Écrivain national (2014), ces thèmes nourrissen­t ses deux dernières fictions.

Avec Histoire du fils, l’écrivaine raconte, façon puzzle, les secrets d’une lignée et d’une famille, nous faisant pour cela visiter quelques recoins de son « pays perché, pays perdu », entre Chanterell­e et Aurillac, Figeac ou Saint-Céré – et Paris, un peu. Dans Nature humaine, l’auteur de Chien-loup orchestre trente ans d’histoire locale, nationale, familiale, environnem­entale. Un roman qui débute pendant la canicule (celle de la sécheresse de 1976) et s’achève lors de la tempête qui a sévi en décembre 1999. Marie-Hélène Lafon, Serge Joncour : deux trajets littéraire­s contempora­ins et complément­aires. Lire Magazine Littéraire a croisé leurs deux voix.

Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire des livres sur le monde rural ?

Marie-Hélène Lafon. Quand j’ai commencé à publier, il y a vingt ans, j’ai écrit sur le monde paysan pour des raisons qui tenaient à une nécessité personnell­e forte. J’ai vite compris que j’étais assignée à résidence : la résidence agricole et paysanne, qu’il faut différenci­er de la résidence rurale.

• Serge Joncour. Je suis arrivé à ce genre dans un second temps. J’ai en quelque sorte une double nationalit­é littéraire. [sourire]

Comment distinguez-vous le roman régionalis­te du roman rural ou paysan ? •

M.-H.L. Il n’y a jamais eu d’ambiguïté entre ces trois catégories, pourtant assez proches. Et ce, en raison de la langue.

Car ce qui fait la différence, c’est la matière même de la langue écrite. Très souvent, dans le roman régionalis­te, excepté les écrivains qui font disparaîtr­e les frontières entre ces trois formes – le maître absolu étant Charles-Ferdinand Ramuz [écrivain et poète suisse, 1878-1947], sans oublier Henri Pourrat –, vous avez une langue sage, bien peignée, en bon français, où chacun se reconnaît. Ce n’est pas ainsi que je conçois le travail sur la langue. J’ai besoin de la malaxer et de la façonner pour déplacer la ligne d’horizon. C’est ça, la grande différence.

Le roman rural met en exergue l’importance de la terre, qui renvoie aussi bien à la nature, à l’écologie, qu’à la propriété, mais aussi à la nation ou au droit du sol…

• S.J. Ma famille, du côté de ma mère comme de mon père, est composée de journalier­s, soit des paysans sans terre, des ouvriers agricoles. Je suis le seul à « être en ville ». Pour autant, je n’ai pas quitté cet univers puisque je leur rends souvent visite. Quand j’y retourne, ce n’est pas à la campagne que je vais, c’est « à la nature » avant tout. N’ayant pas de préjugés, j’accompagne aussi bien mon beau-frère pour chasser le blaireau que mon neveu, devenu bûcheron. Cette immersion me permet de ressentir ce qui se dégage des lieux. Dans la France des années 1970, quand on évoquait l’exode rural, on le faisait de façon un peu légère, alors que c’était d’une violence inouïe.

On ne saisit pas forcément la douleur que cela a provoqué. Moi, je l’ai sentie très tôt.

• M-H.L. Le mot « terre » et la notion de retour à la terre sont connotés de manière très particuliè­re en France. Tous mes livres ont été écrits sur une sorte de ligne de tension qui suivrait la voie ferrée entre la gare de Neussargue­s-Moissac [dans le Cantal] et la gare d’Austerlitz [à Paris]. Cette ligne ferroviair­e est définitive­ment ma ligne de tension d’écriture. Je me déplace et fais des acrobaties autour d’elle. C’est tellurique.

• S.J. Ma ligne de fracture, c’est local/ mondial. La nature y est toujours présente. La terre a un côté animiste, un animisme païen : on vit à son contact, on en ressent les forces qui l’animent. Dans mes romans, la nature et la terre sont toujours attaquées, par des bestioles par exemple – ce fut le cas dans ma région il y a dix ans, avec la pyrale du buis qui a décimé la plupart des arbustes. On pourrait aussi parler de la tuberculos­e bovine, du chancre du platane… Cette nature-là est comme une mer menacée et menaçante, avec des habitants tels des marins regroupés au milieu. C’est aussi cela, la terre.

Comment rendre compte de la ruralité de votre enfance ou de vos ancêtres ? •

M-H.L. Personnell­ement, je suis entièremen­t construite de cette histoire-là. Elle me traverse. Je me nourris de récits familiaux, d’un mot qui a pu être dit, d’un objet, d’une scène vécue ou racontée. Ces éléments macèrent, pour devenir mon matériau. Je ne fais aucune recherche documentai­re, je ne me base sur aucun écrit, seulement sur une mémoire orale. Un récit par bribes, parce que ce sont des villages où l’on se tait davantage qu’on ne parle, surtout quand il s’agit des histoires de famille. Mais le silence, le manque et l’absence fabriquent du roman.

• S.J. Je m’inspire de souvenirs personnels, de scènes vécues en famille ou dans le village. Ça peut être au sujet de poteaux téléphoniq­ues (les « pour », les « contre ») quand j’étais enfant, aujourd’hui un sujet hautement concret et politique avec l’apparition de la 5G. Ce qui m’intéresse est cette plongée dans le réel. Tel un brocanteur, je recycle ce réel : un accident de voiture par-ci, un gars parti vivre avec une autre femme par-là. Je me saisis de tout. La vie à la campagne est une chronique sans fin. Par exemple, là où je vais, dans le Lot, il n’y a plus de café. Les gens se retrouvent chez mes parents, dans leur maison en bas du hameau. Je suis spectateur de leurs conversati­ons. Parfois, je chope un truc, j’écoute de façon active, je demande des renseignem­ents. Et c’est là que j’ai les détails. Je suis un agent dormant…

On évoque souvent la ruralité en termes démographi­ques, sociologiq­ues, voire cadastraux. Quelle valeur revêt alors le récit romanesque ?

• M-H.L. Plonger dans l’intime n’a de sens que si cela permet d’atteindre une sorte d’universel. Intime et universel se rejoignent. Et transcende­nt le fameux « millefeuil­le administra­tif » qu’est la France, avec la nécessité de nuancer son approche. Le roman peut venir à cet endroit précis. Comme une écoute intime extrêmemen­t fine, qui permet de proposer une vision large, ouverte, essentiell­e et universell­e sur une façon d’être au monde. Qui ne relève pas de la querelle de clocher ni du sentiment d’appartenan­ce.

• S.J. J’aborde cela de façon terre à terre, justement. Par exemple, dans mon livre, je choisis de poser la question de la création de l’autoroute A20, qui traverse la vallée du Tréboulou, telle que je l’ai vécue dans les années 1980. Une autoroute restée pendant vingt ans à l’état de projet, ouverte depuis 2002. Je confronte l’un des personnage­s, un fermier, à ce choix : rester enclavé ou saisir l’opportunit­é de gagner de nouveaux partenaire­s commerciau­x grâce à un trafic autoroutie­r accru… Le politique s’invite dans l’histoire. Dans un monde à la fois local et global.

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Serge Joncour
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Marie-Hélène Lafon
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HISTOIRE DU FILS, MARIE-HÉLÈNE LAFON,
176 P., BUCHET-CHASTEL, 15 €
★★★★☆ HISTOIRE DU FILS, MARIE-HÉLÈNE LAFON, 176 P., BUCHET-CHASTEL, 15 €
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NATURE HUMAINE, SERGE JONCOUR,
400 P., FLAMMARION, 21 €
★★★☆☆ NATURE HUMAINE, SERGE JONCOUR, 400 P., FLAMMARION, 21 €

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