L’AMOUR EXISTE ENCORE
Quelques-uns des meilleurs textes de la rentrée littéraire sont signés de romancières québécoises, qui n’ont pas peur d’affronter de gros sujets. Avec, pour meilleure illustration, les débuts fracassants de Marie-Ève Thuot, qui, avec La Trajectoire des co
Un simple prénom, parfois utilisé en patronyme, suffit à symboliser un malentendu, une différence culturelle. Ainsi, lorsque l’on parle de Céline, certains songent naturellement à la plume abrasive de l’auteur de Voyage au bout de la nuit, quand d’autres pensent instantanément à la voix démonstrative de l’interprète de Pour que tu m’aimes encore.
Entre Louis-Ferdinand le scandaleux et l’extravagante Madame Dion, il y a un monde, un océan aussi. Toujours est-il que, si dans l’Hexagone les chanteuses québécoises sont plébiscitées depuis des décennies (Diane Tell, Diane Dufresne, Fabienne Thibeault, Isabelle Boulay, Lynda Lemay sans oublier, donc, Céline Dion…), il n’en va pas de même pour les écrivaines. Ou, tout du moins, dans les mêmes proportions.
Bien sûr, l’histoire littéraire nous rappelle que certaines romancières ont connu un succès, et même des prix: Gabrielle Roy et Anne Hébert avaient reçu le Femina, Marie-Claire Blais le Médicis, sans oublier le Goncourt attribué en 1979 à Antonine Maillet pour Pélagie-la-Charrette. On pourrait aussi évoquer, dans des registres très variés, les succès de librairie de Denise Bombardier, Nelly Arcan, Kim Thuy (qui avait reçu le prix RTL-Lire), Andrée A. Michaud ou Anne Robillard.
Il y a ainsi, de l’autre côté de l’Atlantique, une indéniable vitalité littéraire – et, même s’il faut savoir faire abstraction des questions de genre, il se trouve qu’elle est en grande partie féminine. La rentrée 2020 est en la preuve éclatante, avec plusieurs ouvrages aussi étonnants qu’enthousiasmants [voir encadrés], et en
premier lieu le premier roman de MarieÈve Thuot, La Trajectoire des confettis.
Une fresque ô combien singulière de plus de six cents pages, dont l’ambition, le panache, l’audace et les qualités de narration devraient faire méditer plus d’un comité de lecture dans les maisons d’édition parisiennes…
SI J’ÉTAIS UN HOMME
Lorsqu’on parle du Québec en assumant les clichés, on en revient de toute manière toujours à Gilles Vigneault, le célèbre barde de Gens du pays et son fameux refrain entêtant :
« Gens du pays, c’est votre tour/De vous laisser parler d’amour/Gens du pays, c’est votre tour/De vous laisser parler d’amour. » Et, dans le cas de Marie-Ève Thuot, ce sera plus précisément de sexe, de sexualité – et plus si affinités. Mais gare aux malentendus :
La Trajectoire des confettis n’a rien d’une romance vaguement érotique, d’une fiction porno racoleuse. On songerait davantage à une sorte de Cartographie des nuages
(le livre de David Mitchell, qu’on connaît aussi sous le titre Cloud Atlas) mâtinée de Michel Houellebecq avec un je-ne-sais-quoi de Joyce Carol Oates. Autant dire qu’il y a pire pedigree…
Au fond, on pourrait avoir affaire à une fresque familiale, comme il y en a tant. Au bar Chez Hélie, où il concocte les cocktails les plus étonnants, Xavier est troublé par une certaine Oscara – à moins que cette mythomane patentée ne s’appelle Fanny, Raphaëlle, Cléopâtre ou autrement –, expérience déstabilisante pour celui qui, depuis une quinzaine d’années, a rejoint le cercle des abstinents. Ses frères, eux, sont à l’opposé de ce mode de vie. Zack forme avec Charlie un couple libertin très épanoui (très ouvert, aussi… À l’image du petitcousin de celle-ci, Bastien, qui a épousé sa propre tante !). Quant à Louis, il préfère la monogamie (encore que…), mais enchaîne les conquêtes et refuse de s’attacher. Il y a aussi leur demi-frère, Justin, qui tente de faire cohabiter sa fille – qui, à 8 ans, va être attirée par l’ovariohystérectomie ! – et sa nouvelle compagne, vétérinaire amoureuse des chats. Mais La Trajectoire des confettis va dépasser la seule période contemporaine, en remontant à la toute fin du XIXe siècle, avec le pasteur William dont la lecture de la Bible et la pratique du sermon n’ont rien de conventionnel. On plongera également dans un futur proche, avec la description des desseins d’une obscure secte extinctionniste revendiquant « la Revanche des berceaux ».
On ne pourra certainement pas reprocher à Marie-Ève Thuot de ne pas avoir vu les choses en grand, pour cet énorme premier roman, écrit en… quatre mois! « Je suis intéressée de façon générale par les changements de mentalité qui s’opèrent à travers l’histoire », précise cette jeune quadragénaire montréalaise. « La sexualité est peut-être le sujet qui a connu le plus de bouleversements au cours du dernier siècle – émancipation des femmes,
UNE SORTE DE « CLOUD ATLAS », MÂTINÉ DE HOUELLEBECQ AVEC UN JE-NE-SAIS-QUOI DE JOYCE CAROL OATES
révolution sexuelle, développement des moyens de contraception, médicalisation de l’avortement, etc. L’indépendance de la sexualité par rapport à la procréation a provoqué des changements dans les relations hommes-femmes et dans la condition humaine dont il est difficile de mesurer l’ampleur. Ces changements me fascinent, et le roman me semble un genre tout désigné pour les explorer. » Puis elle ajoute : « Écrire de la fiction me permet de mettre en scène des cas limites, marginaux, hors norme, et ainsi de mettre en question les tabous tout comme les normes desquelles ces cas s’écartent. Le roman, en offrant la possibilité de juxtaposer ou de confronter les points de vue des personnages, me semble le genre tout désigné pour cette exploration. »
J’AURAIS VOULU ÊTRE UN(E) ARTISTE
Admiratrice de Michel Houellebecq, mais aussi de Virginie Despentes, Dostoïevski et Milan Kundera (son maître), cette primoromancière a assurément compris que la fiction est, au-delà de sa richesse thématique, une affaire de narration. Pour ne pas dire de composition – elle a d’ailleurs suivi des études de musicologie, avant de bifurquer vers la littérature. Les trames, multiples, se superposent ici avec une impressionnante fluidité, et donnent à cette fresque un côté feuilletonesque salvateur sans que jamais l’auteure ne tombe dans la démonstration trop aisée.
La Trajectoire des confettis surprend de chapitre en chapitre, dérange, fascine et montre déjà une saisissante maîtrise littéraire. Que l’on a hâte de retrouver, en particulier lorsque Marie-Ève Thuot évoque son nouveau projet – un roman choral mêlant théâtre d’Euripide, libido féminine et hermaphrodisme… Obsédée ? Assurément. Mais, après tout, pas plus que Céline Dion, lorsqu’elle clame : « Je deviendrai ces autres/Qui te donnent du plaisir/Vos jeux seront les nôtres/Si tel est ton désir »…