L’ÉCRITURE EN MOUVEMENT
La femme de lettres et traductrice belge questionne notre monde à bout de souffle dans un roman percutant, un pamphlet jubilatoire où le cynisme et la bonne conscience des nantis rencontrent la détresse des plus vulnérables.
Elle nous avait accoutumés aux sables légendaires de l’Antiquité (Les Villes de la plaine, 2011), aux querelles religieuses et linguistiques du Saint-Empire romain germanique (La Vie de Mardochée de Löwenfels écrite par lui-même, 2002) ou aux embrasements politiques et sociaux du xixe siècle (Les Vivants et Les Ombres, 2007), mais c’est à l’extrême contemporain que Diane Meur puise l’inspiration de son dernier roman. Tandis qu’un grand reporter accueille chez lui un réfugié à la seule fin de tirer un livre de leur cohabitation, les camarades d’un atelier d’écriture s’emploient à la rédaction collective d’une Critique de la déraison capitaliste… Jusqu’à ce que les deux histoires se télescopent – que l’ex-compagnon de l’une se révèle l’amant de l’autre, que la tante de celui-ci croise la route de celui-là et que l’éditeur du troisième embauche l’amie du premier, selon un emboîtement aussi jubilatoire que dans un romanfeuilleton d’Eugène Sue.
TROUVER SA PLACE
Pourtant, c’est d’un sentiment de désarroi qu’est né Sous le ciel des hommes. En 2018, Diane Meur se sent « obsolète »,
tant dans son métier d’écrivain que dans celui de traductrice. L’époque cultive l’immédiateté, les urgences climatiques, sanitaires et humanitaires se multiplient, et consacrer plusieurs mois au même texte semble l’occupation d’un autre temps. Mais l’écrivain décèle bientôt des « schémas de domination » et une forme de « matraquage idéologique » derrière ce sentiment partagé de désuétude.
Elle décide alors de prendre la plume pour « reconquérir sa liberté » et rappeler aux lecteurs, selon une fidèle habitude, qu’il « suffit parfois de dire non pour commencer à remonter le courant ». D’un côté, l’envie de se défouler dans un pamphlet la taraude ; de l’autre, il y a cette idée d’histoire déjà ancienne d’un écrivain désabusé bousculé par l’irruption d’un migrant. S’ensuivent alors seize mois de « tuilage » intenses pour faire tenir ensemble les deux projets : une tâche à la fois « très amusante » et « monstrueusement difficile », achevée dans le contexte déconcertant du confinement.
Dans la cité de deux mille habitants où vit la normalienne, à Paris, le passage est constant ; le rythme, épuisant, et la pression de l’actualité, décuplée. « Quand on écrit sur le contemporain, on peut vite se laisser emporter par l’impression que tout change sans arrêt. Mais c’est souvent de la poudre aux yeux. » De fait, si le roman se situe dans le grand-duché imaginaire d’Éponne – lequel mêle des réminiscences d’atmosphère praguoise, de bateaux stambouliotes et de paysages lacustres suisses –, les thèmes qu’il brasse demeurent d’un brûlant à-propos : consumérisme débridé, racisme ordinaire, course stérile à l’innovation, étiolement de la pensée et monstruosité d’un système où l’humain lui-même se révèle surnuméraire. Pas question cependant d’asséner cette parole politique : « Je voulais montrer des personnages en train de penser. Qui tâtonnent, échangent, se contredisent. Écrire sur l’émancipation d’une manière dogmatique n’aurait aucun sens ! »
LA FICTION COMME RÉPONSE
Le résultat est un roman aussi fluide que percutant, où la mise à nu grimaçante de nos infrastructures socio-économiques n’enlève rien au plaisir d’une narration par ricochets, enlevée et truffée d’humour. À cela s’ajoute la passionnante trouée que ce Ciel des hommes ouvre sur le métier d’écrire et la génétique du texte. Comme elle invitait scribes, biographes et mémorialistes dans ses précédents romans, Diane Meur met ici en scène les atermoiements d’un journaliste, la pensée en mouvement d’apprentis pamphlétaires et la dextérité synthétique d’une rewriteuse, Sonia Bège. Un personnage dont l’écrivain n’avait d’abord « pas soupçonné l’épaisseur » et qui, pourtant, lui ressemble comme jamais aucun autre : à la fois humble, insoumise, réservée et piquante, passionnée de linguistique et infiniment douée pour se glisser dans la peau et la pensée d’autrui.