DES VIES À LA DÉRIVE
Deux femmes, deux destins – un roman fou, l’autre à peine moins. Le fait que ces textes soient traduits par Claro, docteur ès folies littéraires, devrait sonner à l’oreille du lecteur comme un avertissement : le confort est une prison.
Les Lionnes de Lucy Ellmann a, en premier lieu, tout de l’oeuvre alchimique : la transmutation d’une existence apparemment banale (une femme au foyer de l’Ohio rumine ses pensées en cuisinant des tartes) en une spectaculaire odyssée intime de mille cent pages. Un univers intérieur réduit à une phrase unique, sans cesse redynamisée par une locution obstinée, « le fait que » – « le fait que personne dans le Maryland ne vous aidera si vous tombez en panne », « le fait que Stacy veut les mêmes chaussures de rando que Kanye West », « le fait qu’au début, on croyait que les mammouths étaient carnivores ». L’intrigue ? La vie comme elle va, triviale, diffractée, agitée de petits riens tragi-comiques… jusqu’à la révélation finale. La langue ? Une pensée sans repos, procédant par digressions, associations d’idées et, parfois, sauts quantiques : on songe, inévitablement, au monologue de Molly Bloom clôturant l’UIysse de Joyce, dont le père de l’auteure était un éminent spécialiste.
UN MONDE DIFFRACTÉ
La narratrice a ses obsessions : ses quatre enfants, sa mère partie trop tôt, la nature menacée, le cancer dont elle a réchappé, celui qui frappe son pays (Donald Trump), les sigles, les mythes, Laura Ingalls, l’Amérique d’antan et celle qu’on lui vend à la place, bourrée jusqu’à la gueule de fusillades, de polluants et de mensonges, « le fait que je ne comprends pas trop à quoi rime tout ça ». Percluse de doutes et d’angoisses, vibrionnant, aussi, d’espoirs fragiles, cette housewife pas tout à fait desperate ressasse son passé et tremble pour l’avenir cependant que, dans les montagnes alentour, une femelle couguar rôde à la recherche de ses petits (les seuls passages « classiques » du livre, interrompant la torrentielle logorrhée, comme si la fiction – le privilège sacré des bêtes – reprenait enfin ses droits).
Impossible domestication d’un esprit en proie aux affolements du siècle, minutieuse cartographie d’un monde en phase de désagrégation avancée, Les Lionnes se révèle, au fil des pages, une expérience addictive et puissamment gratifiante.
L’Everest, peut-être, mais accessible en sandales : seul, ici, compte le souffle.
CRITIQUE DE LA RAISON PURE
La Femme intérieure, d’Helen Phillips, adopte un dispositif a priori inverse. Des chapitres courts, une narration tendue, une histoire (de) dingue. Molly (encore une), qui travaille comme paléobotaniste, exhume non loin de chez elle une bible parlant de Dieu au féminin. Les curieux se pressent, son petit monde bouillonne. Une nuit, alors que son mari est en déplacement, quelqu’un s’introduit chez elle : une personne portant un masque de cerf. Retranchée avec ses deux jeunes enfants, la jeune femme frémit ; et, quand l’étranger lui révèle son vrai visage, c’est tout ce qu’elle croyait savoir du monde qui, brusquement, vole en éclats. Qu’est-ce que le « moi » ? Pouvons-nous nous en remettre à une réalité indivisible ?
Chez Molly, le vertige existentiel le dispute à un questionnement terre à terre: est-elle une bonne mère? Sous ses atours de thriller fantastique, La Femme intérieure
est une parabole sur la responsabilité et le poids du temps. Là où la narratrice des Lionnes se coule à l’intérieur d’elle-même,
la jeune femme, en toute inconscience, s’offre à un sortilège contraire. Ni l’une ni l’autre, en tout cas, ne refuse le combat. Le quotidien comme champ de bataille métaphysique…