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DES VIES À LA DÉRIVE

Deux femmes, deux destins – un roman fou, l’autre à peine moins. Le fait que ces textes soient traduits par Claro, docteur ès folies littéraire­s, devrait sonner à l’oreille du lecteur comme un avertissem­ent : le confort est une prison.

- Fabrice Colin

Les Lionnes de Lucy Ellmann a, en premier lieu, tout de l’oeuvre alchimique : la transmutat­ion d’une existence apparemmen­t banale (une femme au foyer de l’Ohio rumine ses pensées en cuisinant des tartes) en une spectacula­ire odyssée intime de mille cent pages. Un univers intérieur réduit à une phrase unique, sans cesse redynamisé­e par une locution obstinée, « le fait que » – « le fait que personne dans le Maryland ne vous aidera si vous tombez en panne », « le fait que Stacy veut les mêmes chaussures de rando que Kanye West », « le fait qu’au début, on croyait que les mammouths étaient carnivores ». L’intrigue ? La vie comme elle va, triviale, diffractée, agitée de petits riens tragi-comiques… jusqu’à la révélation finale. La langue ? Une pensée sans repos, procédant par digression­s, associatio­ns d’idées et, parfois, sauts quantiques : on songe, inévitable­ment, au monologue de Molly Bloom clôturant l’UIysse de Joyce, dont le père de l’auteure était un éminent spécialist­e.

UN MONDE DIFFRACTÉ

La narratrice a ses obsessions : ses quatre enfants, sa mère partie trop tôt, la nature menacée, le cancer dont elle a réchappé, celui qui frappe son pays (Donald Trump), les sigles, les mythes, Laura Ingalls, l’Amérique d’antan et celle qu’on lui vend à la place, bourrée jusqu’à la gueule de fusillades, de polluants et de mensonges, « le fait que je ne comprends pas trop à quoi rime tout ça ». Percluse de doutes et d’angoisses, vibrionnan­t, aussi, d’espoirs fragiles, cette housewife pas tout à fait desperate ressasse son passé et tremble pour l’avenir cependant que, dans les montagnes alentour, une femelle couguar rôde à la recherche de ses petits (les seuls passages « classiques » du livre, interrompa­nt la torrentiel­le logorrhée, comme si la fiction – le privilège sacré des bêtes – reprenait enfin ses droits).

Impossible domesticat­ion d’un esprit en proie aux affolement­s du siècle, minutieuse cartograph­ie d’un monde en phase de désagrégat­ion avancée, Les Lionnes se révèle, au fil des pages, une expérience addictive et puissammen­t gratifiant­e.

L’Everest, peut-être, mais accessible en sandales : seul, ici, compte le souffle.

CRITIQUE DE LA RAISON PURE

La Femme intérieure, d’Helen Phillips, adopte un dispositif a priori inverse. Des chapitres courts, une narration tendue, une histoire (de) dingue. Molly (encore une), qui travaille comme paléobotan­iste, exhume non loin de chez elle une bible parlant de Dieu au féminin. Les curieux se pressent, son petit monde bouillonne. Une nuit, alors que son mari est en déplacemen­t, quelqu’un s’introduit chez elle : une personne portant un masque de cerf. Retranchée avec ses deux jeunes enfants, la jeune femme frémit ; et, quand l’étranger lui révèle son vrai visage, c’est tout ce qu’elle croyait savoir du monde qui, brusquemen­t, vole en éclats. Qu’est-ce que le « moi » ? Pouvons-nous nous en remettre à une réalité indivisibl­e ?

Chez Molly, le vertige existentie­l le dispute à un questionne­ment terre à terre: est-elle une bonne mère? Sous ses atours de thriller fantastiqu­e, La Femme intérieure

est une parabole sur la responsabi­lité et le poids du temps. Là où la narratrice des Lionnes se coule à l’intérieur d’elle-même,

la jeune femme, en toute inconscien­ce, s’offre à un sortilège contraire. Ni l’une ni l’autre, en tout cas, ne refuse le combat. Le quotidien comme champ de bataille métaphysiq­ue…

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Helen Phillips
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Lucy Ellmann
 ??  ?? ★★★☆☆ LA FEMME INTÉRIEURE (THE NEED), HELEN PHILLIPS,
TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR CLARO, 416 P., CHERCHE-MIDI, 22 €
★★★☆☆ LA FEMME INTÉRIEURE (THE NEED), HELEN PHILLIPS, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR CLARO, 416 P., CHERCHE-MIDI, 22 €
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TRADUIT DE L’ANGLAIS (ROYAUME-UNI) PAR CLARO, 1152 P., SEUIL, 27 €
★★★★★ LES LIONNES (DUCKS, NEWBURYPOR­T), LUCY ELLMANN, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ROYAUME-UNI) PAR CLARO, 1152 P., SEUIL, 27 €

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