ARTISAN DU FAUX-SEMBLANT
Pour l’écrivain espagnol, tout est fiction. Tel un prestidigitateur qui nous aurait faussement dévoilé ses secrets, il joue à nouveau à brouiller les frontières entre vie et littérature.
Les Parisiens qui fréquentaient le Quartier latin vers 1974 ont peutêtre croisé un jeune Espagnol au regard ténébreux, qui griffonnait à la terrasse des cafés en prenant une mine de conspirateur. Logé dans une chambre de bonne appartenant à Marguerite Duras, il écrivait un roman intitulé La Lecture assassine, une comédie noire pleine de livres, d’écrivains, d’imposteurs et de faussaires, avec une pointe de fantastique. L’imposture, Enrique Vila-Matas connaissait déjà bien. À Barcelone, où il avait fait ses gammes dans la revue Fotogramas, il bidonnait des interviews de Noureev ou Anthony Burgess, si inquiet à l’idée de se faire prendre qu’il
a fini par se licencier lui-même, comme il dit. Il n’a pas encore 30 ans, mais tout son univers est constitué, avec quelques thèmes clés qu’il explorera jusqu’à aujourd’hui : la frontière entre fiction et réalité, l’omniprésence de la littérature, les doubles, la dissimulation, l’imposture (titre d’un de ses romans) donc, la disparition volontaire, le fait que nous sommes tous les écrivains de notre propre vie, avec une tendance plus ou moins avouée à jouer des rôles.
À partir d’Abrégé d’histoire de la littérature portative, qui le fait connaître en 1985, il fixe son esthétique, reconnaissable entre toutes : des romans inclassables, mélanges de fiction, d’essai et d’autobiographie, farcis de citations et hantés par les écrivains, lesquels sont les dieux de son Olympe et de ses vrais personnages. Tous ses livres seront désormais dominés par une ou plusieurs figures tutélaires : Hemingway dans Le Mal de Montano, Joyce dans Dublinesca, Robert Walser dans Docteur Pasavento, etc. Maniaque des classements et des concepts, il range ses écrivains favoris par groupes, sous des étiquettes fantaisistes – les bartlebys, ceux qui n’écrivent plus, les shandys, joyeux drilles inventifs dans la lignée de Sterne…
L’EFFACEMENT POUR HORIZON
Ces références érudites font le bonheur des happy few et des universitaires, qui se régalent à chercher l’intertextualité dans son oeuvre. En découle un côté « écrivains pour écrivains » qui n’empêche pas Vila-Matas de séduire un vaste public, notamment en Amérique latine – il est très apprécié au Mexique – et en France, où il a reçu le prix Médicis étranger et la Légion d’honneur. Bien que toujours ludique, cet élitisme explique aussi pourquoi les bookmakers anglo-saxons, tout en le citant régulièrement parmi les lauréats possibles du Nobel, n’ont jamais vraiment cru à ses chances, avec des cotes bien inférieures à celle des éternels J.C. Oates ou Murakami. On se délecte, pourtant, à imaginer quel canular il concocterait en guise de discours, dans la lignée de Dylan dont il est fan (l’un de ses livres s’intitule Air de Dylan); à moins que le Nobel lui donne envie de disparaître pour de bon, suivant son vieux fantasme d’effacement volontaire.
Ce n’est pas pour rien qu’il voue un culte à Walser, le poète en marge dans son asile d’Herisau, et surtout à Pynchon, archétype de l’écrivain invisible, auquel il aime s’identifier – dans Docteur Pasavento, il priait un réceptionniste d’hôtel de lui transférer « tous les appels destinés au Dr Pynchon » ! Pynchon est de nouveau présent – si l’on peut dire – dans Cette brume insensée, son dernier roman en date traduit par André Gabastou : le livre tourne autour d’une figure directement inspirée de l’auteur de V., Rainer, un Espagnol émigré à New York, où il a connu un immense succès de romancier avant de se retirer de la vie sociale. Son frère Simon, demeuré en Espagne, l’a aidé à construire son oeuvre en lui fournissant des citations littéraires – il en connaît des milliers, pour
toutes les circonstances de la vie, empruntées aux auteurs les plus chics. « Les citations m’aidaient très souvent à me tirer d’affaire, dit-il, c’était mon unique bien »
– toute ressemblance avec Vila-Matas n’est évidemment pas fortuite. Outre Pynchon, une autre figure traverse le texte : Georges Perec, autre homme de lettres fétiche de Vila-Matas. Le titre, tiré d’un poème de Queneau, est cité par Perec dans W…
Impossible à résumer – et donc vilamatassien en diable –, Cette brume insensée chemine sur la ligne de crête habituelle des livres du Catalan, quelque part entre le roman, l’essai et l’introspection.
UN GÉNIAL COMPILATEUR
On y redécouvre sa posture typique, un peu comédien, un peu cabotin, prince de l’ironie, jamais à court d’une référence
littéraire, prodigue en aphorismes impénétrables. Son style emberlificoté fait la part belle aux adjectifs inattendus – « un fragment implacable de Beckett » –, aux
images improbables – « ce dont j’avais besoin à ce moment-là était de prendre des forces dans la mélancolie » –, et bien sûr aux citations, tellement tissées dans le texte qu’elles deviennent indiscernables. C’est à se demander, en fait, si Vila-Matas est l’auteur de ses livres, ou s’il n’est pas
plutôt un génial compilateur. À moins que ce soit la même chose, vu qu’un écrivain qui cite une phrase en devient ipso facto
l’auteur : « Je suis incapable de citer autre chose que mes propres mots, dit Wallace Stevens cité par Vila-Matas, quelle que soit la personne qui les a écrits. » Ces para
doxes vous tournent la tête ? C’est normal ;
c’est même un peu le but du jeu. Accrochez
vous donc, au moment d’entrer dans le labyrinthe, à cette devise-boussole consolante, tirée d’un autre roman de Vila-Matas, Mastroianni-sur-Mer :« Ne rien comprendre est une porte qui s’ouvre.» ★★★★☆
CETTE BRUME INSENSÉE (ESTA BRUMA INSENSATA),
ENRIQUE VILA-MATAS,
TRADUIT DE L’ESPAGNOL (ESPAGNE) PAR ANDRÉ GABASTOU, 254 P., ACTES SUD, 21,80 €. EN LIBRAIRIES LE 2 SEPTEMBRE.
UN PEU COMÉDIEN, UN PEU CABOTIN, PRINCE DE L’IRONIE ET DES APHORISMES OBSCURS