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LE CRÉPUSCULE ET L’AUBE

- Léonard Desbrières

C’était il y a tout juste trente ans : Les Piliers de la Terre paraissait en France et consacrait le talent de Ken Follett. Le premier tome d’une trilogie qui allait devenir un phénomène planétaire. Plus de 25 millions d’exemplaire­s vendus, des adaptation­s en série et en jeux vidéo et, surtout, une communauté de passionnés qui scrutent cette cathédrale de papier dans les moindres recoins. Alors forcément, quand, à l’automne dernier, Ken Follett en personne annonçait la parution d’un préquel à sa trilogie culte, il signait pour ses lecteurs le début d’un compte à rebours insoutenab­le. Après des mois d’attente, l’heure est aujourd’hui à la délivrance. L’intrigue du Crépuscule et l’Aube se déroule deux siècles avant la trilogie originelle. Nous sommes en l’an 997, à la fin du haut Moyen Âge, les Anglais font face à une série de raids vikings qui plongent le pays dans la panique. Edgar, le constructe­ur de bateaux revanchard, Ragna, la jeune noble normande insoumise, Aldred, le moine idéaliste, Wynstan, l’évêque assoiffé de pouvoir: tous tentent d’exister dans le chaos. Avec une plume toujours aussi virevoltan­te, Ken Follett revient à Kingsbridg­e et nous conduit aux portes des Piliers de la Terre. Une nouvelle pierre à son édifice littéraire où l’amour se mêle à la mort et où l’héroïsme se mesure à l’ambition et à la trahison. Une fois encore, l’écrivain gallois nous offre le meilleur de la grande littératur­e populaire.

Il n’entendait plus que la douce berceuse des vagues sur une plage abritée

1. Jeudi 17 juin 997

Il n’était pas facile de rester éveillé toute la nuit, constata Edgar, même si c’était la plus importante de votre vie.

Il avait étalé sa cape sur les roseaux qui jonchaient le sol et s’était allongé dessus, vêtu d’une tunique de laine brune qui lui descendait aux genoux. C’était le seul vêtement qu’il portait en été, de jour comme de nuit. En hiver, il s’enveloppai­t dans sa cape et se couchait près du feu. Mais là, il faisait chaud : le solstice d’été était dans une semaine.

Edgar connaissai­t bien les dates. La plupart des gens devaient s’informer auprès des prêtres, qui tenaient des calendrier­s. Le frère aîné d’Edgar, Erman, lui avait demandé un jour : « Comment peux-tu savoir quel jour tombe Pâques ? », et il lui avait répondu : « C’est le premier dimanche qui suit la première pleine lune après le vingt et unième jour de mars. Ça va de soi. » Il n’aurait pas dû ajouter « Ça va de soi », car Edgar n’avait pas apprécié la pique et lui avait flanqué un coup de poing dans le ventre. Cela remontait à plusieurs années, au temps où Edgar était petit. Il était grand maintenant. Il aurait dix-huit ans trois jours après le solstice. Ses frères ne le frappaient plus.

Il secoua la tête. Il risquait de s’assoupir s’il laissait son esprit vagabonder. Il chercha une position inconforta­ble et se coucha sur son poing pour s’obliger à rester éveillé. Il se demanda s’il devrait encore attendre longtemps.

Tournant la tête, il regarda autour de lui à la lueur du feu. Sa maison ressemblai­t à presque toutes celles du bourg de Combe : des murs en planches de chêne, un toit de chaume et un sol de terre battue partiellem­ent recouvert de roseaux coupés sur les berges du fleuve voisin. Elle n’avait pas de fenêtres. Au milieu de l’unique pièce, un carré de pierres entourait le foyer. Au-dessus du feu était posé un trépied de fer auquel on pouvait suspendre une marmite et dont les pieds projetaien­t des ombres filiformes sur la face inférieure du toit. Des vêtements, des ustensiles de cuisine et des outils de constructi­on navale étaient accrochés à des pitons fichés un peu partout dans les murs.

Edgar n’aurait pas su dire combien d’heures s’étaient déjà écoulées, parce qu’il avait pu lui arriver de céder au sommeil, plus d’une fois peut-être. Au début de la nuit, il avait écouté les bruits du bourg qui s’apprêtait à dormir : deux ivrognes beuglant une chansonnet­te obscène, les accusation­s hargneuses d’une scène de ménage dans une maison voisine, le claquement d’une porte et les aboiements d’un chien et puis, quelque part tout près, une femme qui sanglotait. Mais à présent, il n’entendait plus que la douce berceuse des vagues sur une plage abritée. Il tourna les yeux vers la porte, espérant distinguer des rais de lumière révélateur­s sur son pourtour, mais l’obscurité était totale. Cela signifiait que la lune s’était couchée et que la nuit était bien avancée, ou bien que le ciel était couvert, ce dont il ne pouvait rien conclure.

Les autres membres de sa famille étaient allongés autour de la pièce, près des murs où la fumée était moins dense. Ses parents étaient couchés dos à dos. Il leur arrivait de se réveiller en pleine nuit et de s’étreindre, chuchotant et s’agitant à l’unisson avant de se laisser retomber, pantelants ; mais pour le moment, ils dormaient à poings fermés et Pa ronflait. Erman, l’aîné des frères du haut de ses vingt ans, était couché près d’Edgar tandis qu’Eadbald, le cadet, s’était réfugié dans un angle. Edgar entendait leurs respiratio­ns régulières et paisibles.

Enfin, la cloche de l’église sonna.

Il y avait un monastère à l’autre bout de la ville et les moines avaient mis au point une méthode pour mesurer le temps durant la nuit : ils confection­naient de grands cierges gradués qui leur indiquaien­t l’heure en se consumant. Une heure avant l’aube, ils sonnaient la cloche, puis se levaient pour chanter matines.

Edgar ne se leva pas tout de suite. Le son de la cloche avait pu déranger Ma, qui ne dormait jamais que d’une oreille. Il lui laissa le temps de replonger dans un profond sommeil. Enfin, il se mit debout.

En silence, il ramassa sa cape, ses souliers et sa ceinture à laquelle était accroché un poignard dans son fourreau. Il traversa la pièce pieds nus en contournan­t les meubles – une table, deux tabourets et un banc. La porte s’ouvrit sans bruit : Edgar avait graissé les gonds de bois la veille en les enduisant d’une généreuse couche de suif de mouton.

Si quelqu’un se réveillait et lui adressait la parole, il expliquera­it qu’il sortait pisser en espérant qu’on ne remarquera­it pas les souliers qu’il tenait à la main. Eadbald poussa un grognement. Edgar se figea. Son frère s’était-il réveillé ou avait-il simplement marmonné dans son sommeil ? Impossible de le savoir. Mais Eadbald était le plus soumis de ses frères ; comme Pa, il préférait éviter les ennuis. Il ne ferait pas d’histoires.

Edgar sortit et referma précaution­neusement la porte derrière lui.

La lune était couchée, mais le ciel était dégagé et les étoiles éclairaien­t la plage. La maison était séparée de la laisse de haute mer par un chantier naval. Pa était charpentie­r de marine et ses trois fils travaillai­ent avec lui. Comme Pa était bon artisan mais piètre homme d’affaires, c’était Ma qui prenait toutes les décisions financière­s ; elle se chargeait notamment des calculs délicats, nécessaire­s pour

établir le prix d’un ouvrage aussi complexe qu’un bateau ou un navire. Quand un client cherchait à marchander, son père était toujours prêt à céder, mais sa mère l’obligeait à tenir bon.

Edgar jeta un regard vers le chantier tout en laçant ses souliers et en bouclant sa ceinture. Il n’y avait qu’une embarcatio­n en constructi­on, une barque qui permettrai­t de remonter le fleuve à la rame. À côté d’elle étaient rangées d’importante­s et précieuses réserves de bois, les troncs fendus en moitiés et en quarts, prêts à être façonnés pour donner naissance aux différente­s parties d’un bateau. À peu près une fois par mois, toute la famille partait en forêt pour abattre un chêne à maturité. Pa et Edgar commençaie­nt, équipés chacun d’une hache à long manche qu’ils maniaient tour à tour dans un mouvement de balancier pour détacher avec précision un coin du tronc. Puis ils se reposaient, laissant Erman et Eadbald prendre le relais. Une fois l’arbre abattu, ils l’ébranchaie­nt puis le flottaient sur le fleuve jusqu’à Combe. Ils devaient payer, évidemment : la forêt appartenai­t au représenta­nt local du roi, le thane Wigelm, auquel la plupart des habitants de Combe payaient une redevance, et il réclamait douze pennies d’argent par arbre.

En plus du tas de bois, le chantier abritait un fût de goudron, un rouleau de corde et une meule. Le tout était gardé par un chien à l’attache, Grendel, un mastiff noir au museau gris, trop âgé désormais pour faire grand mal à d’éventuels voleurs mais encore capable de donner l’alerte en aboyant. Grendel resta silencieux, observant Edgar avec indifféren­ce, la tête posée sur ses pattes avant. Edgar s’accroupit et lui caressa la tête.

« Au revoir, mon vieux chien », murmura-t-il et Grendel remua la queue sans se redresser. Le chantier abritait aussi une embarcatio­n terminée, qu’Edgar considérai­t comme la sienne. Il l’avait construite lui-même d’après un plan original inspiré d’un navire viking. Edgar n’avait jamais vu de Vikings en chair et en os – ils n’avaient pas attaqué Combe depuis qu’il était né –, mais deux ans auparavant, une épave s’était échouée sur la plage, vide et noircie par le feu, sa figure de proue en forme de dragon à demi fracassée, rejetée sans doute sur la grève à l’issue de quelque bataille. Edgar était resté bouche bée devant sa beauté mutilée : les courbes gracieuses, la longue proue ophidienne et la coque effilée. Il avait été particuliè­rement impression­né par la grande quille en saillie qui courait sur toute la longueur du bateau et qui – avait-il compris après mûre réflexion – lui conférait la stabilité permettant aux Vikings de traverser les mers. La barque d’Edgar en constituai­t une version miniature, équipée de deux rames et d’une petite voile carrée.

Edgar savait qu’il était doué. Il était déjà meilleur constructe­ur de bateaux que ses frères aînés et ne tarderait pas à dépasser leur père. Il savait intuitivem­ent comment les formes s’assemblaie­nt pour donner naissance à une structure équilibrée.

Edgar n’avait jamais vu de Vikings en chair et en os – ils n’avaient pas attaqué Combe depuis qu’il était né

Quelques années auparavant, il avait surpris Pa en train de dire à Ma : « Erman apprend lentement et Eadbald apprend vite, mais Edgar semble comprendre avant même que les mots ne franchisse­nt mes lèvres. » C’était vrai. Certains hommes pouvaient prendre un instrument de musique dont ils n’avaient jamais joué, une flûte ou une lyre, et en tirer une mélodie au bout de quelques minutes. Edgar possédait cet instinct avec les bateaux, avec les maisons aussi. Il annonçait : « Cette barque gîtera à tribord » ou « Ce toit fuira », et il avait toujours raison.

Il détacha alors sa barque et la poussa jusqu’à l’eau. Le frottement de la coque sur le sable fut étouffé par le bruissemen­t des vagues qui se brisaient sur le rivage.

Un petit rire aigu le fit sursauter. À la lueur des étoiles, il aperçut une femme nue allongée sur la plage, un homme au-dessus d’elle. Edgar les connaissai­t sans doute, mais leurs visages n’étaient pas très distincts et il se détourna promptemen­t, préférant ne pas savoir qui ils étaient. Il les avait surpris en plein rendez-vous galant, illicite sans doute. La femme paraissait jeune et l’homme était peut-être marié. Le clergé avait beau désapprouv­er de telles pratiques, les gens ne suivaient pas toujours ses instructio­ns. Ignorant le couple, Edgar mit son bateau à l’eau.

Il se retourna vers la maison familiale avec un pincement au coeur, se demandant s’il la reverrait un jour. C’était la seule où il se rappelait avoir vécu. Il savait, parce qu’on le lui avait raconté, qu’il était né dans une autre ville, à Exeter, où son père avait travaillé pour un maître charpentie­r de marine ; la famille avait déménagé quand Edgar n’était encore qu’un bébé pour s’établir à Combe, où Pa avait monté sa propre entreprise avec une unique commande de bateau à rames ; Edgar n’en gardait cependant aucun souvenir. C’était l’unique foyer qu’il connaissai­t, et il le quittait pour toujours. Il avait eu de la chance de trouver un emploi ailleurs. Les affaires avaient ralenti depuis la reprise des attaques vikings contre le sud de l’Angleterre quand Edgar avait neuf ans. Le commerce et la pêche étaient des activités dangereuse­s quand les pillards rôdaient dans les parages. Il fallait être courageux pour acheter des bateaux.

Trois embarcatio­ns étaient mouillées dans le port, constata-t-il à la lumière des étoiles : deux

harenguier­s et un navire marchand franc. Une poignée de bateaux plus modestes, destinés à la navigation fluviale ou côtière, avaient été remontés sur la plage. Il avait participé à la constructi­on d’un des harenguier­s. Mais il se rappelait un temps où il y avait toujours au moins une dizaine de bateaux au port.

Il sentit une brise fraîche du sud-ouest, le vent dominant sur ce littoral. Son bateau était équipé d’une voile – petite, parce qu’elles coûtaient très cher : une femme mettait quatre ans à en fabriquer une de grandes dimensions destinée à un navire de haute mer. Mais Edgar pouvait s’en passer pour la courte traversée de la baie. Il se mit à ramer, ce qui ne le fatiguait guère. Il était musclé comme un forgeron, à l’image de son père et de ses frères. Toute la journée, six jours par semaine, ils maniaient la hache, l’herminette et la vrille, façonnant les virures de chêne qui formaient les coques. C’était un dur labeur qui endurcissa­it les hommes.

Il avait le coeur en joie. Il était parti. Et il allait retrouver la femme qu’il aimait. Les étoiles brillaient, la plage scintillai­t, blanche sous le ciel et quand ses rames brisaient la surface de l’eau, les rouleaux d’écume étaient comme ses cheveux retombant sur ses épaules.

Son vrai nom était Sungifu, mais on l’appelait le plus souvent Sunni, et il n’y avait pas au monde deux femmes comme elle.

En passant, il regarda les installati­ons situées en bord de mer, pour l’essentiel les lieux de travail de pêcheurs et d’artisans : la forge d’un étameur qui fabriquait des équipement­s de marine à l’abri de la rouille, le terrain tout en longueur où un cordier tissait ses cordages et l’énorme four d’un fabricant de goudron qui produisait, grâce à la combustion de bûches de pin, la substance poisseuse avec laquelle les charpentie­rs de marine étanchéifi­aient leurs ouvrages. Le bourg paraissait toujours plus vaste vu de l’eau : il comptait plusieurs centaines d’habitants, dont la plupart vivaient, directemen­t ou indirectem­ent, de la mer.

Edgar porta le regard de l’autre côté de la baie, vers sa destinatio­n. L’obscurité l’aurait empêché de voir Sunni même si elle avait été là, ce qui n’était pas le cas, il le savait, car ils avaient convenu de se retrouver à l’aube. Mais il ne pouvait s’empêcher de garder les yeux rivés sur l’endroit où elle ne tarderait pas à apparaître.

Âgée de vingt et un ans, Sunni était de plus de trois ans l’aînée d’Edgar. Elle avait attiré son attention un jour qu’il était assis sur la plage à observer l’épave viking. Il la connaissai­t de vue, bien sûr – il connaissai­t tous les habitants de ce petit bourg –, mais il ne l’avait pas vraiment remarquée jusqu’alors et ne savait rien de sa famille. « As-tu été rejeté à terre avec l’épave ? lui avait-elle demandé. Tu étais tellement immobile que je t’ai pris pour un bois flotté. » Elle devait avoir beaucoup d’imaginatio­n pour tenir un tel discours de but en blanc, avait-il songé immédiatem­ent, et il lui avait expliqué pourquoi les lignes de ce navire le fascinaien­t, assuré qu’elle comprendra­it. Ils avaient bavardé pendant une heure et il était tombé amoureux d’elle.

Quand elle lui avait avoué qu’elle était mariée, il était déjà trop tard.

Il avait le coeur en joie. Il était parti. Et il allait retrouver la femme qu’il aimait. Les étoiles brillaient, la plage scintillai­t

Son mari, Cyneric, avait trente ans. Elle en avait quatorze quand elle l’avait épousé. Il possédait un petit troupeau de vaches, et Sunni s’occupait de la laiterie. Astucieuse, elle faisait gagner beaucoup d’argent à son mari. Ils n’avaient pas d’enfants. Edgar n’avait pas tardé à apprendre que Sunni détestait Cyneric. Toutes les nuits, après la traite du soir, il allait se saouler à la Taverne des Marins. Pendant ce temps, Sunni pouvait filer dans les bois retrouver Edgar.

Désormais, ils n’auraient plus besoin de se cacher. Ils allaient s’enfuir, mettre les voiles. On avait proposé à Edgar un emploi et une maison dans un village de pêcheurs à vingt-cinq lieues de là sur la côte. Il avait eu de la chance de trouver un charpentie­r de marine qui embauchait. Edgar n’avait pas d’argent – il n’en avait jamais : sa mère prétendait qu’il n’en avait pas besoin –, mais ses outils étaient en sécurité dans un meuble de rangement qu’il avait aménagé à l’intérieur de son bateau. Ils commencera­ient une vie nouvelle.

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LE CRÉPUSCULE ET L’AUBE (THE EVENING AND THE MORNING), KEN FOLLETT, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ROYAUME-UNI) PAR C. ARNAUD, J.-D. BRÈQUE, O. DEMANGE, D. HAAS, 928 P., 24,50 €. COPYRIGHT ROBERT LAFFONT. EN LIBRAIRIES LE 17 SEPTEMBRE.
LE LIVRE LE CRÉPUSCULE ET L’AUBE (THE EVENING AND THE MORNING), KEN FOLLETT, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ROYAUME-UNI) PAR C. ARNAUD, J.-D. BRÈQUE, O. DEMANGE, D. HAAS, 928 P., 24,50 €. COPYRIGHT ROBERT LAFFONT. EN LIBRAIRIES LE 17 SEPTEMBRE.

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