Le seigneur des anneaux
Revisitant sa dépression après la sortie des Disparus et sa relation avec son père explorée dans Une odyssée, Daniel Mendelsohn se livre à une réflexion sur la littérature et son métier d’écrivain.
L «e cinéma est une maison pour les images qui n’ont plus de maison », selon la formule du critique Serge Daney. La lecture de Trois anneaux de Daniel Mendelsohn fait revenir à l’esprit cette parole si l’on veut bien la faire pencher du côté des livres. Cela donnerait : « La littérature est une maison pour les mots qui n’ont plus de maison. » Sous-titré Histoires d’exil, le nouvel essai de l’Américain déploie tout un casting d’apatrides, de réfugiés, d’égarés. Ulysse, mascotte des vagabonds, mène cette petite troupe. On pense bien évidemment au personnage d’Homère chaque fois que l’auteur mentionne, comme un refrain, la phrase: « Un étranger arrive dans une ville inconnue au terme d’un long voyage. » Mais « ce pourrait être n’importe quel homme de ce dernier demi-siècle : un Syrien un Bosniaque, un Kurde, un Angolais, un Ougandais. Quelques décennies plus tôt, c’aurait pu être un Juif, un affable citoyen d’Europe centrale. » Cet errant pourrait aussi bien être « un écrivain se lançant dans l’écriture d’un nouveau livre ». Soit Daniel Mendelsohn lui-même.
Trois anneaux est beaucoup de choses à la fois. C’est une macédoine littéraire : un peu de commentaires de L’Odyssée, quelques fragments intimes comme lorsque l’auteur évoque une croisière effectuée avec son père peu de temps avant sa mort et, enfin, beaucoup d’érudition. Ce qui lie tous ces éléments : la difficulté d’écrire après la
publication d’un livre à l’ambition quasi écrasante. Après avoir terminé Les Disparus,
ample essai sur les victimes de la Shoah au sein de sa famille, Daniel Mendelsohn confesse avoir été frappé par une dépression. Pour en sortir, il a « commencé à caresser l’idée d’écrire quelque chose sur les classiques grecs ». L’idée de boucles narratives ou d’un récit en anneaux lui trotte dans la tête. Les plus grands livres seraient ainsi construits. L’Odyssée, bien sûr. Tout comme À la recherche du temps perdu, Télémaque...
Mais se pencher sur un sujet purement littéraire permet-il vraiment « de tourner la page sur les histoires angoissantes » qui hantent l’écrivain ? Au contraire, voilà que celles-ci refluent. La littérature ne tourne
pas le dos au monde. Pourtant Mendelsohn entrevoit « les possibilités “optimistes” d’un récit – c’est-à-dire la possibilité d’insérer d’infinies digressions dans une histoire donnée, un enchaînement potentiellement infini de petits cercles concentriques imbriqués dans un plus grand anneau ». Au coeur de la tristesse du monde, on peut donc construire des anneaux, comme des petites maisons, pour toutes les histoires, les mots et les personnes qui n’en ont plus.