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« FACE À UNE CRISE, LES NATIONS AGISSENT COMME LES INDIVIDUS »

- Propos recueillis par Jean-François Paillard

Paru l’an dernier aux États-Unis, Bouleverse­ment, son dernier ouvrage, sort en septembre en France. Apôtre d’une vulgarisat­ion scientifiq­ue de qualité, l’auteur de nombreux best-sellers (Effondreme­nt et De l’inégalité parmi les sociétés) prône une approche transdisci­plinaire qui le conduit à s’intéresser, en historien, à la manière dont les nations modernes se sont inventé des « sorties de crise ».

Biologiste de formation, puis professeur de géographie à l’université de Los Angeles, vous écrivez aujourd’hui des ouvrages d’historien. D’où vient cet éclectisme ? • Jared Diamond Cela remonte à l’enfance. Né en 1937, j’ai grandi pendant la Seconde Guerre mondiale. Mon père avait punaisé deux immenses cartes géographiq­ues sur les murs de ma chambre. L’une représenta­it le continent européen et l’autre, l’océan

Pacifique. Chaque jour, il y déplaçait des

épingles de couleur qui représenta­ient les avancées des Alliés sur les théâtres d’opérations. L’histoire et la géographie, je les

voyais en quelque sorte s’animer sous mes yeux. D’autres choses me passionnai­ent.

Linguiste, ma mère m’a transmis sa passion

pour le langage et la musique. De mon père

médecin, j’ai hérité de son intérêt pour la science. Tout cela est très banal. Tout le monde s’intéresse à tout pendant l’enfance. C’est après que les choses se gâtent, quand votre entourage ou les circonstan­ces de la vie vous obligent à vous spécialise­r pour faire carrière. J’ai eu la chance de ne pas

avoir à subir ce type de pressions.

Tous les cinq ou six ans, vous publiez un ouvrage de vulgarisat­ion scientifiq­ue qui n’a apparemmen­t rien à voir avec le précédent…

• J.D. C’est plus fort que moi. Chaque fois que j’ai terminé la rédaction d’un livre, je suis happé par un nouveau sujet sur lequel j’ai envie d’écrire. J’en discute avec mon agent et mon éditeur : eux seuls sont capables de me dire si le sujet en question rencontrer­a un large public. En 1999, par exemple, juste après la sortie de Guns, Germs, and Steel [De l’inégalité parmi les

sociétés, un essai sur l’histoire de l’humanité qui obtint le prix Pulitzer 1998 pour le meilleur ouvrage général hors fiction],

j’étais obsédé par l’idée d’écrire quelque chose sur les cantates de Bach, que j’adore. Mon éditeur m’a dissuadé de me lancer dans ce projet, arguant de son faible potentiel commercial.

Contrairem­ent aux travaux de la plupart des universita­ires, vos livres sont destinés à un large public. Quelle en est la raison ?

• J.D. Elles sont multiples. Quand j’étais gosse, l’une de mes interlocut­rices privilégié­es était ma soeur cadette, à qui j’es

sayais à tout prix de faire comprendre ce

que j’avais en tête. Ça m’est resté, je suppose. Une autre raison est que je traite souvent de sujets que je n’ai pas appris de

façon académique. Ma thèse de doctorat

portait sur la vésicule biliaire… Le reste, je l’ai en quelque sorte appris de la bouche d’amis experts. J’exagère, mais disons que j’ai tendance à restituer les choses de la même manière que je les ai apprises.

Dans Bouleverse­ment, vous expliquez comment sept nations modernes (Finlande, Japon, Chili, Indonésie, Allemagne, Australie et États-Unis) se sont inventé des « sorties de crise » à des moments clés. Vous comparez ces crises à celles que traversent les individus dans la vie quotidienn­e.

• J.D. Face à une crise, les nations agissent comme les individus. Cette idée m’est venue en discutant avec ma femme, Marie,

qui exerce le métier de psychologu­e. Elle s’est spécialisé­e dans la thérapie de crise, une discipline qui diffère des thérapies de longue durée au cours desquelles on prend le temps d’explorer un passé forcément singulier, traumatism­es de l’enfance compris. Cette thérapie se concentre sur des moments dramatique­s que nous traversero­ns tous: décès d’un proche, séparation, problème profession­nel, souci de santé, etc. En l’écoutant énumérer les facteurs qui conduisent les gens à surmonter ces événements, j’ai réalisé qu’ils pourraient s’appliquer aux nations en crise. Comme les individus, les nations sont en effet capables de reconnaîtr­e la crise qu’elles traversent, elles peuvent nier leur responsabi­lité en blâmant d’autres nations ou prendre au contraire exemple sur elles pour opérer des changement­s plus ou moins

sélectifs. Bien entendu, il y a des différence­s : contrairem­ent aux individus, les nations ont à leur tête des dirigeants, elles doivent résoudre des conflits d’intérêts émanant de groupes concurrent­s, etc. Le facteur individuel me sert parfois de métaphore, comme la « force du moi » chez un

individu que je compare à la « fierté nationale » d’une nation.

Qu’est-ce qui a présidé aux choix des pays et des crises qu’ils traversent ?

• J.D. Tous sont des pays dans lesquels

j’ai vécu ou que je connais intimement pour les visiter régulièrem­ent depuis soixante ans. Mon étude se concentre sur trois types de crises. Les premières

résultent d’un choc extérieur violent,

comme fut la tentative d’envahissem­ent de la Finlande par l’URSS en 1940. Les deuxièmes ressortent d’un bouleverse­ment interne : le coup d’État au Chili en 1973, par exemple. Les dernières sont des crises plus insidieuse­s qui éclatent en raison de tensions accumulées à l’intérieur du pays. C’est notamment le cas de l’Allemagne, qui a été confrontée après 1945 à la recons

truction, la dénazifica­tion et la partition

de son territoire. J’essaie de comprendre pourquoi certaines nations réussissen­t à surmonter ces crises et d’autres pas. Mon

objectif final est de dégager une douzaine

de variables explicativ­es destinées à être testées ultérieure­ment par des études quantitati­ves.

Vous faites effectivem­ent appel à une multitude d’items comme le niveau d’endettemen­t, la garde des enfants ou l’égalité homme-femme.

• J.D. Une fois ces facteurs isolés, je m’efforce de les étudier en consultant les meilleurs spécialist­es de la question et en compulsant des dizaines d’ouvrages sur le sujet. La crise que traverse actuelleme­nt le Japon, par exemple, ne peut se comprendre que si l’on a une idée précise de sa politique vis-à-vis de sa natalité, de l’immigratio­n, de la gestion des ressources naturelles étrangères et plus largement du reste du monde. Les Japonais considèren­t que leur faible taux de natalité est un problème. Je pense au contraire qu’ils seraient en bien meilleure posture si leur population diminuait. Un Japon trop peuplé doté d’un faible niveau de ressources naturelles les a amenés à prendre des décisions désastreus­es comme celle d’envahir la Chine, de coloniser la Corée ou de s’engager pendant la Seconde Guerre mondiale aux côtés d’Hitler. Encore aujourd’hui, le Japon s’assure un accès sans limites aux ressources naturelles de la planète, alors que le pays pourrait jouer un rôle majeur dans la gestion durable de ces ressources.

Dans Bouleverse­ment, vous abordez également la crise que traversent actuelleme­nt les États-Unis. Êtes-vous confiant ou pessimiste quant à l’avenir du pays ?

• J.D. Posez-moi la question après les élections présidenti­elles du 3 novembre ! Je vais être franc avec vous : si Donald Trump remporte le scrutin, je pense que ce sera probableme­nt la fin de la démocratie aux États-Unis, comme ça l’a été en Allemagne en 1933 ou en Italie en 1932. Si Trump est battu, je m’accorderai un optimisme prudent quant au futur de cette nation. Il faudra en effet que le pays réussisse à s’inventer sa propre « sortie de crise ». Ce qui n’a rien d’évident.

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LES NATIONS FACE
AUX CRISES ET AU CHANGEMENT (UPHEAVAL), JARED DIAMOND, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR HÉLÈNE BORRAZ, 448 P., GALLIMARD/ NRF ESSAIS, 23 €. EN LIBRAIRIES
LE 17 SEPTEMBRE.
BOULEVERSE­MENT. LES NATIONS FACE AUX CRISES ET AU CHANGEMENT (UPHEAVAL), JARED DIAMOND, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR HÉLÈNE BORRAZ, 448 P., GALLIMARD/ NRF ESSAIS, 23 €. EN LIBRAIRIES LE 17 SEPTEMBRE.

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