Muriel Barbery
Depuis L’Élégance du hérisson, ses millions de lecteurs n’ignorent rien de sa fascination pour le Japon et sa culture millénaire. Muriel Barbery, que la renommée a confortée dans son désir de discrétion, n’avait pourtant jamais consacré de livre au pays qui a changé sa vie. Jusqu’à ce roman, Une rose seule, qui signe aussi son départ de Gallimard. Pour Actes Sud. Rencontre entre ombre et lumière.
Cela devait être un petit livre illustré sur les chats*, c’est devenu un changement d’adresse. Me voici au Japon, ou presque, dans l’immeuble du 15e arrondissement où les éditions Actes Sud ont emménagé récemment. Muriel Barbery, la plus japonaise des romancières françaises, m’attend dans une salle de réunion plutôt désertée par ces temps agités. On m’avait mis en garde : c’est une personne réservée, avec laquelle il faut marcher sur des oeufs à défaut de marcher sur un hérisson, exercice qui peut provoquer d’épineux problèmes de communication si l’on insiste sur sa success story inattendue. Le hérisson qui a causé sa gloire et sa fortune la hérisserait. Et cela se comprend : depuis, d’autres livres, plus puissants, ont vu le jour sous sa plume.
LE JACKPOT DU « HÉRISSON »
Et pourtant, non, cette « nippophile », comme cette femme à la fois attentive et détendue se définit en ma présence, ne refuse d’aborder aucun sujet, même si notre rencontre est essentiellement liée à son nouveau roman, Une rose seule. Le premier à être publié sous les couleurs d’Actes Sud après quatre parutions chez Gallimard, dont le fameuse L’Élégance du hérisson, vendu à 1,3 million d’exemplaires, record absolu dans cette collection, loin devant les immarcescibles L’Étranger, Belle du Seigneur et autres oeuvres. Ne parlons même pas des chiffres faramineux en format poche et de ceux enregistrés à l’étranger… Muriel Barbery va décevoir ceux qui imaginaient, derrière ce transfert, des sommes colossales et pourquoi pas des claquements de porte.
Non, la raison est beaucoup plus simple : la romancière aime changer d’air. Hier au Japon puis aux Pays-Bas, deux pays dans lesquels elle a vécu et les seuls où, curieusement, L’Élégance du hérisson n’a pas du tout marché, ce qui l’amuse. Aujourd’hui, la Touraine balzacienne, où elle a posé ses valises aux côtés de son second mari, le guitariste de jazz Sébastien Lanson, et tout récemment, professionnellement parlant, de la rue Sébastien-Bottin à l’avenue de Saxe. Cette femme posée aux mots précis, qui peut rapidement glisser vers le rire complice, cette discrète volontiers volubile lorsqu’elle se sent en confiance, s’explique : « Je suis toujours aussi proche de Jean-Marie Laclavetine, mon éditeur historique chez Gallimard, qui est devenu un grand ami et que j’ai bien sûr tenu au courant de mon souhait de bouger. J’avais besoin d’un regard neuf. Il comprend très bien. »
À la question de savoir si lui pesait l’attente de certains, chez Gallimard, d’un nouveau jackpot, Muriel Barbery ne nie pas : « Oui, j’imagine qu’à la tête du groupe, ils rêvaient d’un Hérisson bis, mais je n’ai jamais eu l’intention de leur donner un livre semblable. Si je déteste quelque chose, c’est bien de reproduire les mêmes schémas. Je suis très heureuse d’avoir écrit
L’Élégance du hérisson, mais quand je le relis, je trouve qu’il manque de maturité. Je corrigerais bien des choses, mais le désir n’est plus là. Pour se plonger dans une réécriture, il faut le feu sacré. »
L’EXPÉRIENCE JAPONAISE
Cette romancière frugale, qui ne se met à sa table de travail que lorsque la nécessité du livre apparaît (seulement cinq romans en vingt ans), ne cesse d’expérimenter des formes radicalement différentes. « Les choses se métabolisent très lentement,
confie-t-elle, je ne suis pas maîtresse du processus. Si un livre n’est pas vital pour moi, je ne poursuis pas car je ne vois pas en quoi il le serait alors pour un éditeur ou les lecteurs. » Jean-Marie Laclavetine ajoute:
« Muriel fait partie des auteurs très importants de ma carrière, non seulement par le destin exceptionnel de son deuxième livre mais aussi par ce qu’elle dégage. Elle possède une forme de sagesse qui lui a permis de ne pas se laisser déborder par le destin miraculeux du Hérisson. Muriel a toujours été très prudente dans la façon d’exposer son image. Elle a vécu son immense succès de façon très calme sans en subir les inconvénients, et puis elle a cette chance de ne pas se prendre au sérieux tout en prenant très au sérieux l’écriture. Je me souviens qu’elle me disait : “J’ai gagné à la loterie, mais je ne suis pas un grand écrivain.
L’Élégance du hérisson n’est pas un grand livre.” Cette modestie est une vertu extrêmement rare dans le métier. »
Peut-être la forme plus épurée, plus essentielle, du petit dernier, Une rose seule, est-elle le signe d’une nouvelle maturité. Aller à l’os cette fois-ci, comme si la leçon du Japon était enfin imprimée en elle, comme si l’expérience japonaise
DANS SA VIE COMME AVEC SES ÉDITEURS, LA ROMANCIÈRE AIME CHANGER D’AIR
avait influencé son écriture. « J’ai vécu presque deux ans au Japon, à Kyoto. La première fois que je s’y suis allée, c’est grâce à la petite avance financière du Hérisson accordée par Jean-Marie et qui correspondait, selon mon souhait, à la somme exacte que me coûteraient le voyage et le séjour. Je pensais que de cette première expérience extraordinaire sortirait un livre, mais je n’y étais jamais parvenue et, là, tout est sorti très vite. » Quelque chose s’était soudain métamorphosé en elle, un obstacle s’était levé, à son grand étonnement.
SUR LES TRACES D’UN FANTÔME
Kyoto, le grand amour de sa vie en termes d’éblouissement esthétique, avec son agrégation de jardins et de temples confinant souvent au sublime, là où se lisent des vérités cachées sur l’âme, sert de toile de fond à la quête d’une jeune Française partie sur les traces d’un fantôme, ce père japonais inconnu et qui semble prendre âme et corps au cours de ces journées particulières passées entre émerveillement, sensation d’être face à l’incompréhensible et puissance magnétique des lieux. « Je pense qu’il est impossible de concevoir plus grande beauté créée par l’homme. La configuration de ces jardins, de cette architecture invite à un voyage intérieur jouant sur le vide et le plein, l’imperfection et la perfection. »
Un idéal à la fois métaphysique et esthétique insurpassable pour cette agrégée de philosophie marquée par la découverte de Spinoza et de Lucrèce, et qui posséda un temps une maison à Kyoto. Rose, son héroïne, ne visite pas le Japon, elle est visitée par tant de splendeurs, comme transpercée, une certitude que partage Bertrand Py, le directeur éditorial des éditions Actes Sud :
« Rose, comme Muriel, ne voient pas les jardins, ce sont les jardins qui voient en elles. » Bertrand Py ne connaissait rien de celle qui est venue le trouver il y a quelques mois pour lui proposer un petit livre illustré sur les chats qui, finalement, se fera ailleurs. « Muriel, m’assure-t-il, fait partie de ces auteurs qui savent que l’imaginaire ne peut rivaliser avec le fourmillement du monde. Elle sait que la littérature est l’art de l’intériorité, l’art de créer des formes pour en rendre compte, et non pas forcément raconter des histoires échevelées. L’immense succès du Hérisson a été un joyeux malentendu: il l’a libérée de la contingence économique en lui permettant de parcourir le monde et de publier à son rythme, mais je ne pense pas que l’on ait encore mesuré la finesse et la profondeur de son écriture. Muriel est beaucoup plus une littéraire qu’une raconteuse de comédies. »
CROIRE À L’INVISIBLE
Cette fille unique de professeurs de lettres qui confesse, sans vouloir s’étendre, avoir vécu « une enfance très heureuse et très sombre entre ombre et lumière », avait d’abord choisi la voie plus abrupte de la philosophie, qu’elle a enseignée un temps. De son attirance précoce pour l’imaginaire reste le souvenir d’un premier recueil de textes regroupés à l’âge de 12 ans, que son père avait relié, mais Le Bateau a disparu dans le naufrage des nombreux déménagements successifs, conséquences des affectations professionnelles de ses parents. La bougeotte… « Au bout de vingt ans de totale liberté, dont j’ai bien profité, j’aimerais faire autre chose, glisse-t-elle. Donner des cours en ateliers d’écriture me tente. » Apprendre aux autres à transformer la noirceur en beauté, une beauté choquante, violente,
douce. Refuser la routine qui anesthésie le courage des marges.
Soudain, un signe, posé dans les rayonnages derrière elle, comme une évidence: un album sur Kyoto du poète et critique d’art franco-libanais Salah Stétié. « Un ami disparu depuis peu. Un immense poète, un maître de l’invisible habité par un puissant rapport poétique au monde qui lui permettait d’en percevoir d’autres souffles. » Nous ouvrons le livre comme si nous étions soudain là-bas. Muriel Barbery me montre les branches sculptées par l’homme. Les feuilles épilées à la pince de bambou. Je voyage avec elle de pavillon en jardin, de temple en sousbois, de bosquet en mare. « Je crois à l’invisible, me souffle cette athée. Il y a une forme d’esprit qui nous échappe parce que nous sommes limités dans notre perception des choses. Certains lieux nous font effleurer une forme d’esprit inconnu. Quelle est-elle ? Je n’en ai aucune idée. »
UN ÉTERNEL RETOUR AUX SOURCES
Muriel Barbery vit près des rives de la Vienne, dans cette Touraine aux ciels clairs caressés de grands arbres frémissants. Non loin de ses amis Jean-Marie Laclavetine et Jean-Baptiste Del Amo, tourangeaux d’adoption comme elle, et avec lesquels elle parle de livres qu’elle aime, ceux de Marie NDiaye ou d’Alice Ferney, par exemple, ceux de Jean-Baptiste Del Amo dont elle admire Règne animal et des siens lorsqu’on tient absolument à en savoir plus.
Jean-Baptiste Del Amo voit leur relation comme un partage, « celui de l’envie d’écrire des textes qui nous engagent vraiment. Muriel est désormais à la recherche de quelque chose de plus tendu, de plus ramassé, qui puisse s’inscrire dans la continuité de ce qu’elle avait fait avant et qui soit en même temps nouveau. Elle a pour habitude de rédiger un plan très détaillé de ses textes sur un immense tableau ; la forme est très importante pour elle. » Ses mots habités d’une grande beauté poétique filent, pareils à des éclats de lucioles.
Je l’imagine dans la nuit, tandis que son mari guitariste joue peut-être Fly Me to the Moon, siroter un verre de vin de Loire, « regarder les étoiles » en la compagnie de ses quatre chartreux bien aimés – Ocha, Mizu, Kirin et Petrus –, et se perdre jusqu’au Japon, où elle retournera une fois la pandémie matée. Un éternel retour aux sources éclairantes de l’existence. « La vie se termine mal pour chacun de nous, comme vous le savez sans doute », observet-elle en éclatant de rire ; avant d’ajouter : « mais en attendant, on fait tout pour qu’il y ait le plus de lumière possible ». Mieux vaut voyager plein d’espoir qu’arriver au but, affirme la sagesse japonaise. Lumière et ombre. Ombre et lumière. Toujours.
*Les Chats de l’écrivaine, de Muriel Barbery, illustré par Maria Guitart, à paraître le 4 novembre aux éditions de l’Observatoire.
KYOTO, LE GRAND AMOUR DE SA VIE, LÀ OÙ SE LISENT DES VÉRITÉS CACHÉES SUR L’ÂME