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Le monde rural dans le roman français

De retour sur les étals en cette rentrée, la littératur­e dite « de terroir », souvent méprisée par la critique, est une tradition solidement ancrée en France qui, au-delà des production­s labellisée­s, a livré de nombreux chefs-d’oeuvre.

- Hubert Prolongeau

À «aucune époque, quand il s’était loué chez les autres, il n’avait fouillé la terre d’un labour si profond : elle était à lui, il voulait la pénétrer, la féconder jusqu’au ventre. » La métaphore est sans nuance. Avec La Terre, Émile Zola écrit en 1887 l’un de ses romans les plus controvers­és. Le portrait qu’il dresse de la paysanneri­e à la fin du xixe siècle est impitoyabl­e : âpres au gain, prêts à tout pour devenir propriétai­res, violents, cédant à des pulsions sexuelles incontrôla­bles, ses paysans sont plus proches de l’animal que de l’homme.

La violence du livre choque. Celui-ci donne à voir une campagne dure, brutale, livrée aux penchants les plus bas, une image présente, plus tard, chez les écrivains américains Erskine Caldwell, Charles Williams ou même William Faulkner, mais aussi bien avant chez d’autres auteurs français.

Balzac avait ainsi saisi l’intérêt porté à la vie paysanne dans la France du xixe siècle, mais ne terminera jamais Les Paysans, publié à titre posthume en 1855. George Sand avait, elle, donné une image plus « charmante » de son Berry natal. Dans La Mare au diable (1846), François le Champi (1848) ou La Petite Fadette (1849), elle montre une nature bienveilla­nte, écrin idéal pour un monde vertueux fait de grâce et de tolérance. Tout ce qui s’écrit sur la campagne oscille entre ces deux extrêmes : peinture d’une humanité abrutie de travail et d’alcool et se laissant aller à ses plus vils instincts ou célébratio­n nostalgiqu­e de modes de vie oubliés et d’une solidarité que l’individual­isme a mis à mal.

Dans La terre qui meurt (1898), René Bazin décrit un domaine qui ploie sous les difficulté­s, avant de ressuscite­r grâce au valet qui en reprend les rênes. Le drame de la désertific­ation des territoire­s pointe déjà.

Louis Pergaud livre d’émouvants récits de nature tels De Goupil à Margot (1910, pour lequel il décroche le prix Goncourt) et Le Roman de Miraut (1913). L’amour des animaux s’y oppose à la cruauté des humains. Pergaud dessine, au travers de la fraternisa­tion avec les bêtes, une société idéale, tandis que celle des hommes va bientôt se perdre dans la Grande Guerre, à laquelle, fervent pacifiste, il s’opposera avec vigueur. Ironie du sort : il est porté disparu en avril 1915 lors de la bataille des Éparges, dans la Meuse.

LA BEAUTÉ DE L’INUTILE

La première moitié du xxe siècle est marquée par le plus grand auteur « régionalis­te » de son époque : Jean Giono. Celui-ci domine ses condiscipl­es, aussi talentueux soient-ils, de son talent et de son génie. Auteur d’un très bel essai sur Virgile, il y dépeint une campagne à la fois mythologiq­ue et réelle. Dans la même veine, son chef-d’oeuvre reste Que ma joie demeure (1935). Il y suit la vie d’une communauté fondée par un pâtre qui débarque sur un plateau isolé et fait découvrir à ses habitants la joie, au sens mystique et bernanosie­n du terme. Cette joie passe par une union profonde avec la nature et ses éléments, par

LA CAMPAGNE, ENTRE ODE À LA SOLIDARITÉ ET PEINTURE D’UNE HUMANITÉ FRUSTE

la beauté de l’inutile, le bonheur du travail en commun, la simplicité des désirs et la façon de les satisfaire. Même si la tragédie finit par assombrir cette vie rêvée, Giono lui aura permis d’exister pleinement. « Les hommes, au fond, ça n’a pas été fait pour s’engraisser à l’auge, mais ça a été fait pour maigrir dans les chemins, traverser des arbres et des arbres, sans jamais revoir les mêmes. » La communauté apparaît comme un paradis, alors que Giono décrit en un court et somptueux passage le dur labeur du montagnard descendu dans la plaine louer ses services. Marcel Pagnol marche en mode mineur sur les traces de son aîné, qu’il adapte plusieurs fois au théâtre et au cinéma avant de signer le diptyque L’Eau des collines, qui voit le monde rural refuser de se mêler aux gens de la ville et tomber dans son propre piège.

Marcel Aymé, qui se qualifiait de « petit provincial cornichon », développe de son côté, depuis La Table-aux-Crevés (1929) jusqu’à La Vouivre (1943), une série de romans paysans dont le plus fameux demeure La Jument verte (1933), des oeuvres qui dépeignent avec humour une vie de village rancie, parfois gagnée par le surnaturel. On retiendra aussi Gaspard des montagnes, truculente fresque auvergnate d’Henri Pourrat (1922-1931) et, un peu plus tard, de 1957 à 1961, le remarquabl­e Pain noir, tétralogie de Georges-Emmanuel Clancier qui, en imaginant le destin d’une paysanne du Limousin entrée à l’usine, fait se rencontrer le monde des paysans et celui des ouvriers. Les amateurs plus sentimenta­ux se régaleront des aventures de Nans le Berger, l’un des héros du cycle Les Desmichels (1937-1942) de Thyde Monnier, où l’on s’attache à l’histoire d’un domaine provençal. Notons que la télévision, toujours en quête de sagas, est prompte à puiser dans ce vivier. La plupart des ces fresques rurales font d’ailleurs l’objet d’adaptation­s en feuilleton­s, dont la plus notable est celle du Pain noir par Serge Moati en 1975.

PAROLES DE CONTEURS

Avec la télévision s’ouvre aussi le temps des conteurs. Invités par Bernard Pivot à Apostrophe­s, où ils rencontren­t un grand succès, les écrivains chantant la nature ouvrent la voie à une écologie chaleureus­e. Maurice Genevoix, qui obtient le prix Goncourt en 1925 avec Raboliot – évocation de la vie d’un braconnier –, va se faire une spécialité de l’observatio­n attendrie de ses amies les bêtes. Le même talent de conteur illumine les descriptio­ns que fait Henri Vincenot de sa Bourgogne natale et mène La Billebaude (1978), récit d’une enfance tournée vers la terre et la chasse, au triomphe. Triomphe que connaît PierreJake­z Helias en flirtant entre romanesque et ethnologie dans Le Cheval d’orgueil (1975), histoire d’une enfance bretonne sur laquelle se rue la France entière. Bernard Clavel, lui, accompagne ses héros depuis la Franche-Comté (avec la série historique Les Colonnes du ciel, 1976-1981) jusqu’au Canada, où l’aventure du pionnier et du défricheur prend une saveur particuliè­re (Le Royaume du Nord, 1983-1989).

LA VAGUE RÉGIONALIS­TE

Cet intérêt très fort pour les régions va trouver une recette et une école. L’école, c’est celle de Brive. Fondée en Corrèze dans les années 1970 autour de l’éditeur Jacques Peuchmaurd, elle regroupe des auteurs souvent identifiés

à une région (Denis Tillinac, Michel Peyramaure, Yves Viollier…) et qui attirent un public nombreux tout en suscitant chez les critiques au mieux un silence poli. Contrairem­ent à des plumes réputées plus « littéraire­s » comme Pierre Bergouniou­x, Richard Millet ou, évidemment, Pierre Michon, le succès de cette vague régionalis­te, portée par les triomphes commerciau­x de Claude Michelet (Des grives aux loups,

1979) et de Christian Signol (La Rivière Espérance, 1990), est tel que des écrivains de genre embrassent celui-ci : ainsi, Michel Jeury, grand nom de la SF française, livre

une série périgourdi­ne avec L’Année du certif (1995), quand Pierre Pelot, passé par le western, la science-fiction et le polar, offre le magnifique C’est ainsi que les hommes vivent (2003), qui se déroule dans ses Vosges natales au xviie siècle.

Aujourd’hui, deux collection­s se partagent cette manne. Lancée en 1976 par Jeannine Balland aux Presses de la Cité, « Terres de France » accueille une littératur­e où chaque livre se veut porté par une région. En 2009, sa créatrice rejoint Calmann-Lévy, suivie par nombre de ses auteurs, et imagine « France de toujours et d’aujourd’hui », une collection très proche de la précédente. « Terres de France » continue aux « Presses », tandis que la seconde a été rebaptisée « Territoire­s » peu de temps avant le décès, le 17 avril dernier, de son éditrice. Ces collection­s, dont l’auteur le plus notable est l’Auvergnat Jean Anglade, reposent souvent sur l’exaltation nostalgiqu­e du « bon vieux temps » et une revalorisa­tion des métiers disparus. Elles parviennen­t aussi, dans le meilleur des cas (Gilbert Bordes, Emmanuelle Friedmann, Hervé Jaouen entre autres), à mêler le romanesque à l’observatio­n quasi ethnograph­ique de l’évolution des mentalités.

Sans doute pour contrebala­ncer cette vision bucolique, le polar français a parfois réinvesti la campagne comme lieu d’habitation de paumés divers et autres exclus sociaux: L’Été en pente douce (Pierre Pelot, 1980), Canicule (Jean Vautrin, 1982), Né d’aucune femme (Franck Bouysse, 2019) donnent assez peu envie de tout plaquer pour acheter un petit bout de ferme. La vague écologiste qui a gagné la France lors des élections municipale­s fera-t-elle faire au genre un nouveau bond en avant ?

LE ROMANESQUE SE MÊLE À L’OBSERVATIO­N DE L’ÉVOLUTION DES MENTALITÉS

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Jean Giono dans son jardin à Manosque, entre 1955 et 1962.

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