. Littérature française
Après trois ans de silence, l’écrivain se livre à un vibrant plaidoyer contre des élites nationales dépassées. Et fait l’éloge du hasard, comme promesse de chance et de bonheur.
Vous aussi, vous en avez soupé des romans minimalistes qui n’utilisent qu’une seule voix pour ne parler que d’un sujet, et qui, à force de distanciation, finissent par se ressembler tous, à la façon des meubles d’une même gamme Ikea ? Alors n’hésitez pas à plonger dans les beautés biscornues de ces Comédies françaises – l’antithèse des romans où rien ne dépasse – et dans l’inspiration vertueusement polymorphe d’Éric Reinhardt ! Vous y verrez une rareté française : un excellent auteur capable de prendre des risques.
Salué dès son premier livre (Demisommeil, 1998), Éric Reinhardt, 55 ans, est un habitué des sauts périlleux littéraires : chacun de ses romans est l’occasion d’une petite réinvention de son art. Parfois, il se rate (La Chambre des époux dont les murs dégoulinaient de gluances sentimentales). Souvent, il donne envie d’applaudir
(Cendrillon, Le Système Victoria). Ajoutons que son romantisme porté en bandoulière fait de lui un anachronisme vivant – d’ailleurs, il persiste et signe dans
Comédies françaises en donnant corps à un Dimitri, 27 ans, journaliste « amoureux du hasard » et des rencontres qu’il provoque lorsqu’il le veut bien. Et quand tant de livres se fondent sur un argument minuscule, Reinhardt multiplie les pistes.
LES DÉRIVES DE L’ENTRE-SOI
Comédies françaises raconte la trajectoire de Dimitri, à la poursuite d’une inconnue croisée dans la rue, mais aussi comment le peintre surréaliste Max Ernst libéra peut-être l’inspiration de Jackson Pollock, ou encore le monumental ratage de l’Internet français (oui, Internet fut d’abord une invention bien de chez nous, à laquelle nos décideurs de l’époque ont préféré le Minitel, à la suite de manipulations également bien de chez nous). Le roman délivre un plaidoyer furieux contre les élites nationales, que la fin viendra tempérer. Une vraie salade de fruits ? Pas du tout : ce sont les coulisses du monde que
Reinhardt entend nous dévoiler. Les hasards électifs qui décident des amours. Les rencontres qui entraînent une révolution des arts. Les jeux de réseaux qui conduisent un président à prendre une décision contre l’intérêt de son pays. Ce que personne ne voit mais que tout le monde subit.
Rembobinons le fil de la narration : Dimitri, 27 ans, journaliste à l’AFP et néanmoins romantique, sort d’un restaurant madrilène quand il est foudroyé par l’apparition d’une belle androgyne. Il la perd, la recroise à Paris, la perd à nouveau – ne vous inquiétez pas, il finira par la retrouver. Dimitri a une confidente, Alexandra, qui envisage l’amour de façon plus concrète (« Le gars, en me baisant, il avait perdu ses poils ! »). Entre la langue crue d’Alexandra et le style de Reinhardt – libre, mais reposant sur des fondations classiques –, le lecteur a droit d’emblée à un bel effet de contraste. Lequel souligne l’abîme entre les deux pensées : Alexandra, enfant de son temps, estime que « rien n’a de sens, que tout est arbitraire ». Dimitri, enfant de Reinhardt, croit que, parfois, le hasard « se retourne en chance ». Le livre lui donnera raison, pas de la façon dont il l’attend.
Puis le roman fait demi-tour vers le passé de Dimitri et la France giscardienne de ses parents, « paradis perdu » – la suite montrera cependant que c’est dans cet éden mou que notre âpre présent prend racine. On redécouvre Dimitri en brillant élève prêt à tout larguer pour faire du théâtre et, à cette occasion, Reinhardt analyse brillamment le désarroi des jeunes élites contemporaines : « Plus on étudie, plus on acquiert de savoir, plus on est affamé de pensée, et moins paraissent appropriés à notre exigence intellectuelle les métiers (tels qu’ils sont envisagés aujourd’hui) auxquels on peut avoir accès, au débouché de ces études. » Dimitri, lui, deviendra, un peu fortuitement, « lobbyiste junior », mais restera d’extrême gauche (autre paradoxe bien de notre temps). Ce premier métier permet au roman d’aborder ce qui deviendra son sujet principal : « le puant remugle de l’entre-soi politico-économique ». Lequel sera traité de front quand Dimitri, devenu journaliste par défaut, se lance dans une enquête sur le ratage de l’Internet français – métonymie d’un échec national général ? Entre-temps, le livre nous aura aussi parlé des surréalistes, qui semblent obséder tout autant le personnage et l’auteur.
Histoire d’amour, de l’art, de France, du salariat… Reinhardt n’a pas besoin d’amplifier les échos : ses thèmes résonnent naturellement. Par ailleurs, il a le don pour investir les savoirs techniques. Sous sa plume, la consternante affaire de l’Internet français devient un thriller qui finit mal, avec son héros (Louis Pouzin, brillant inventeur sans amertume, que Reinhardt a à coup sûr cuisiné), son méchant (un grand patron florentin à souhait, donc typiquement français), son Ponce Pilate idiot (Valéry Giscard d’Estaing).
POUR ALEXANDRA, ENFANT DE SON TEMPS, « RIEN N’A DE SENS, TOUT EST ARBITRAIRE »
UN INCORRIGIBLE ROMANTIQUE
De même, avec un humour féroce, il nous montre comment feu nos surréalistes, par dédain de ce qui ne venait pas d’eux, ont favorisé l’émergence de l’art américain. Il y avait là matière à un traité sur l’art bien français de se tirer une balle dans le pied.
Mais si ces Comédies françaises peuvent se lire comme un roman du désarroi national, Reinhardt n’est pas Houellebecq. Chez lui, la chair n’est pas toujours blette, au contraire, et ses personnages ne sont pas tous voués au désastre : ainsi le père de Dimitri, ex-salarié méprisé, qui s’épanouit soudain en s’inventant un métier grâce à Internet ! Si l’époque est navrante, si ses entortillements accouchent de nos échecs, on peut encore croire en l’humain et en l’amour, nous assure ce roman, comme une consolation. Au fond, Reinhardt a raison de défendre le romantisme : par les temps qui courent, c’est une pensée qui sauve.