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. Littératur­e étrangère

- Hubert Artus

Avec ces trois auteures, la rentrée se place sous le signe des destins afro-américains. Et féminins. Dans une certaine filiation avec Toni Morrison, disparue il y a un an, leurs voix sonnent particuliè­rement juste, au moment où la question raciale est au coeur des débats.

La postérité d’un auteur n’attend pas le nombre des années. Ainsi, il y a un peu plus d’un an – soit le 9 août 2019 –, Toni Morrison nous quittait à l’âge de 88 ans. Au-delà des hommages et de la reconnaiss­ance d’une oeuvre ô combien importante, la romancière saluée par le prix Nobel de littératur­e est devenue, au fil du temps, un modèle pour toute une génération d’auteurs marqués par des textes comme Jazz, Beloved

ou Paradis. Cette influence trouve sans

doute une très belle illustrati­on dans la rentrée française 2020, qui nous fait découvrir les nouveaux livres de quelques plumes afro-américaine­s talentueus­es, assumant volontiers cet héritage. Attardons-nous, à ce titre, sur trois romancière­s particuliè­rement emblématiq­ues*. Révélée en 2017 avec son premier roman, No Home, Yaa Gyasi nous offre un Sublime royaume digne de son titre. Une histoire de femmes, familiale mais aussi spirituell­e, portée par Gifty, une Américaine d’origine ghanéenne – comme l’auteure – qui doit recueillir chez elle sa mère, dépressive. La narratrice voit alors remonter des souvenirs jusqu’alors enfouis, qui constituen­t le récit : l’émigration des parents (juste avant sa naissance en Alabama), l’enfance, l’école, les études. Et surtout, la mort du frère, dont la mère ne s’est jamais remise. Gifty dut composer avec la tradition familiale très religieuse et des facultés personnell­es qui l’ont menée à travailler dans la recherche biologique pour un laboratoir­e à Stanford, en Californie. Sa confession, à laquelle s’ajoutent des bribes de son journal intime de jeunesse, est l’occasion de donner sa propre version de l’histoire familiale. Avec lyrisme, et sans pathos sur le racisme

ambiant ou les déterminis­mes contre lesquels elle a dû se battre.

LA GÉNÉRATION D’APRÈS LA LUTTE

La figure du père se trouve quant à elle dans Baisers parfum tabac, de Tayari Jones, qui soigne sa première phrase : « Mon père, James Witherspoo­n, est bigame. » Tels sont les mots de Dana Lynn. Cette fille illégitime, « deuxième choix pour tout », raconte ainsi comment elle grandit auprès d’une mère célibatair­e, et en l’absence d’un père pourtant vivant. Puis le roman donne voix à l’autre soeur, Chaurisse Witherspoo­n, dont la mère n’avait que 14 ans quand elle rencontra celui qu’elle épousa, le fameux bigame. Mais les circonstan­ces de cette union lèvent le voile sur une histoire moins heureuse. Les deux parties du roman ne se contentent pas de montrer les facettes complément­aires des deux soeurs. Elles font entrer en écho des destins dont les solitudes se chevauchen­t. Situé dans les années 1980, le récit dit aussi beaucoup sur la génération d’après la lutte pour les droits civiques, et sur la manière dont celle-ci considère la précédente, ceux qui se sont battus, et ceux qui se sont laissé exploiter.

UNE DIMENSION UNIVERSELL­E

Mères, filles, soeurs sont aussi au coeur de L’Autre Moitié de soi, deuxième roman de Brit Bennett – qui connaît un fort engouement outre-Atlantique depuis sa parution en juin (100 000 exemplaire­s écoulés en un mois et demi, droits acquis par HBO, etc.). Tout commence à Mallard, petite ville (fictive) de Louisiane où les habitants noirs s’efforcent, depuis un siècle et génération après génération, d’éclaircir leur couleur de peau en épousant des Blancs. La ligne de sang est celle des jumelles Vignes, Desiree et Stella : « Les jumelles étaient nées à la fois bénies et maudites. Par leur mère, elles avaient hérité d’une ville entière ; par leur père, d’un nom voué au malheur. »

Adolescent­es, elles avaient fugué. Plus de dix ans après, en 1968, Desiree revient sur ces terres. À son bras : une petite fille, Jude. Une voix narrative omniscient­e nous balade entre 1968 et 1986, au travers de six parties qui cassent la chronologi­e pour retracer le destin des deux soeurs. Brit Bennett propose ici une belle galerie de portraits, et s’attache à de nombreuses questions: le racisme, la violence familiale, le mirage hollywoodi­en, le conservati­sme des années 1960, la superficia­lité des métropoles et l’ennui dans les petites villes isolées. Le récit de la cause noire, lyrique et subversif, se déploie en lignes de fracture.

Surtout, Brit Bennet – comme Yaa Gyasi et Tayari Jones – met la femme au centre de leurs propos, en tant qu’être plus qu’en tant que Noire. Et, à partir de ces vies, signe un conte à la portée universell­e. Les leçons de Toni Morrison ont bien été retenues.

LE RÉCIT DE LA CAUSE NOIRE, LYRIQUE ET SUBVERSIF, SE DÉPLOIE EN LIGNES DE FRACTURE

* On citera également Les Abysses de Rivers Salomon (Aux forges de Vulcain), Nickel Boys de Colson Whitehead (Albin Michel – voir page 28), sans oublier une autre figure tutélaire, de la même génération que Toni Morrison, à savoir Maya Angelou avec Rassemblez-vous en mon nom (Notabilia), issu de son cycle autobiogra­phique.

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Brit Bennett
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Tayari Jones
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Yaa Gyasi
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DES BAISERS PARFUM TABAC (SILVER SPARROW), TAYARI JONES,
TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR KARINE LALECHÈRE, 376 P., PRESSES DE LA CITÉ, 21 €. EN LIBRAIRIES LE 10 SEPTEMBRE.
★★★☆☆ DES BAISERS PARFUM TABAC (SILVER SPARROW), TAYARI JONES, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR KARINE LALECHÈRE, 376 P., PRESSES DE LA CITÉ, 21 €. EN LIBRAIRIES LE 10 SEPTEMBRE.
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SUBLIME ROYAUME (TRANSCENDE­NT KINGDOM), YAA GYASI, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR ANNE DAMOUR, 374 P., CALMANN-LÉVY, 20,90 €
★★★★★ SUBLIME ROYAUME (TRANSCENDE­NT KINGDOM), YAA GYASI, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR ANNE DAMOUR, 374 P., CALMANN-LÉVY, 20,90 €
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L’AUTRE MOITIÉ DE SOI (THE VANISHING HALF), BRIT BENNETT,
TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR KARINE LALECHÈRE, 480 P., AUTREMENT, 22,90 €
★★★★☆ L’AUTRE MOITIÉ DE SOI (THE VANISHING HALF), BRIT BENNETT, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR KARINE LALECHÈRE, 480 P., AUTREMENT, 22,90 €

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