LA VIE DES IDÉES
Dans le champ politique démocratique, qui est, par définition, celui du conflit, il ne saurait y avoir d’unanimité, hors des situations exceptionnelles comme une guerre d’agression. Quelle peut bien être, dès lors, la signification de l’étrange collusion actuelle de quasi toutes les forces politiques françaises autour de l’idée de « souverainisme » ? Un véritable projet ou un simple slogan ?
Jusqu’au début de cette année, le souverainisme, la revendication d’une indépendance absolue de notre pays à l’égard de tous les autres, avait mauvaise presse. C’était la rengaine exclusive, l’image de marque, des partis anti-européens ou nationalistes, comme Debout la France de Nicolas Dupont-Aignan, identitaires ou crypto-populistes, tel le Rassemblement national de Marine Le Pen. Le socialiste Jean-Pierre Chevènement en avait certes lancé l’idée en 2002, mais la gauche institutionnelle, « de gouvernement », encore marquée par ses origines internationalistes, n’avait pas suivi. Jean-Luc Mélenchon s’y était lui aussi, un temps, rallié ; mais il avait dû l’enfouir sous le tapis après qu’elle eut entraîné, il y a deux ans, des dissensions au sein de La France insoumise.
Or, aujourd’hui, on chercherait en vain des opposants à cette idée. À gauche, on redécouvre les vertus du « produire français » d’Arnaud Montebourg, et le député PS européen (et très européiste) Raphaël Glucksmann en appelle à « faire primer la nécessité de redevenir souverain sur l’idéal européen » ! À droite, même les adulateurs de la mondialisation heureuse du genre d’Alain Minc semblent devenus aphones. Quant à Emmanuel Macron, il fait, comme le dit pour une fois très justement Éric Zemmour, son « chemin de Damas » : lui qui ne voyait jadis toute velléité d’indépendance nationale que comme un « repli sur soi » rétrograde, ne jure plus que par elle,
même s’il veut l’étendre à l’Europe – ce qui en modifie l’échelle
mais pas la logique. Et il en a consacré l’idée en nommant à Matignon le gaulliste social Jean Castex. Car cette unanimité intellectuelle se double d’une révérence désormais elle aussi unanime à notre grande
figure historique récente en la matière: le général de Gaulle.
La raison de ces retournements, nul ne l’ignore : elle découle du constat de « désarmement » – toujours ce vocabulaire guerrier – de notre nation en matière de masques, de médicaments et autres matériels médicaux face à la pandémie du Covid-19, dû aux délocalisations. Sauf qu’il n’y a aucun lien rigoureux de cause à effet entre ces deux faits: un pays peut rester indépendant par rapport à un produit indispensable sans le fabriquer lui-même s’il dispose de plusieurs sources extérieures d’approvisionnement. Et, s’il sait faire jouer la concurrence entre elles, ce peut même être pour lui la solution la plus avantageuse. C’est le défaut de prévision qui est ici en cause. En outre, le « retour de l’État » auquel appelle mécaniquement le souverainisme fait d’emblée question, si tant est que ce sont ces États mêmes qui, en poussant nos économies à s’adapter à la division internationale du travail, ont créé cette situation.
LE CONCEPT DE SOUVERAINETÉ
Cela suggère que, dans cet étrange nouvel unanimisme autour de l’idée souverainiste, ce ne sont pas tant d’enjeux matériels que d’ordre mythique, voire mythologique, qu’il s’agit. C’est ce que donne à penser le dernier livre du duo formé par le philosophe Pierre Dardot et l’économiste et sociologue Christian Laval, auteurs d’ouvrages de référence sur le néolibéralisme (La Nouvelle Raison du monde, 2009) et l’idée de bien commun (Commun, 2014). Sous-titré « Enquête sur la souveraineté de l’État en Occident », Dominer ne traite qu’indirectement du souverainisme. Son propos est de retracer la généalogie de nos notions de souveraineté et d’État : leur genèse en tant que concepts. Bref, c’est le versant « interne » de la question qui se voit ici exploré. Et si la lecture de ce pavé écrasant (736 pages grand format et petits caractères) n’est pas toujours des plus fun – par
instants, on croit feuilleter le polycopié d’un cours de doctorat en science politique, tant y sont passées en revue et en détail les thèses de tous les grands auteurs, de Jean Bodin à Marx en passant par Hobbes, Rousseau, Tocqueville, Hegel, etc. –, l’importance de son thème et la qualité de ses analyses le rendent au final passionnant. Dardot-Laval commencent par rappeler que notre idée d’État n’est nullement naturelle, un « invariant anthropologique » comme on dit en langage savant. Ainsi que l’avait établi l’ethnologue Pierre Clastres, il a existé des sociétés sans État, constituées non seulement en dehors mais contre lui. Certains y exerçaient le pouvoir, mais ils n’étaient pas souverains, c’est-à-dire sans supérieur au-dessus d’eux, détenant le privilège de la fabrication des lois et non assujettis à elles (puisque pouvant les changer à tout moment). De même, on ne peut parler d’État dans le cas de la cité grecque, puisqu’il manquait aux institutions de celle-ci l’unicité du nôtre, à qui est dévolu dans nos sociétés, selon la formule célèbre de Max Weber, « le monopole de la violence physique légitime ». Les cités grecques n’avaient pas
L’ÉTAT, UNE STRUCTURE FACE À LA CONTINGENCE DES HOMMES
non plus d’administration en tant que corps séparé des citoyens. Et si la République romaine en avait une, elle n’était pas centralisée. Tout cela se discute. Mais on voit bien que Dardot-Laval entendent donner son sens plein au terme d’État, qui se confond avec notre État occidental moderne, lequel n’est apparu qu’après la fin de la période féodale, s’est développé puis diffusé ensuite, avec notre idée de nation, au reste du monde.
Selon eux, le grand tournant s’opère en 1300, avec la naissance de nos monarchies absolues. Le juriste allemand Carl Schmitt y voyait l’effet d’une « sécularisation de nos concepts théologiques », les pouvoirs de Dieu étant transférés au prince. Pour les auteurs de Dominer, on se trouverait plutôt en présence d’un mimétisme des formes d’organisation : pour bâtir leur domination sur les féodaux, les monarchies absolues ont copié l’Église-État surgi de la révolution papale de 1075, quand le pape Grégoire VII s’était autoproclamé « Souverain spirituel du monde » au-dessus de tous les rois et empereurs. Cet événement pourrait sembler un simple détail historique. Reprenant la théorie
des « deux corps du roi » d’Ernst Kantorowicz, Dardot-Laval montrent au contraire qu’il a correspondu à l’émergence singulière d’un concept d’État distinct de la personne physique du souverain. « Le roi est mort, vive le roi ! » : plus qu’une formule de succession, cette antienne traduit la continuité d’une structure opposée à la contingence des hommes. On sait bien d’ailleurs que si notre Révolution a aboli la monarchie, elle en a en même temps repris l’appareil administratif et étendu considérablement les prérogatives. Et cette idée de permanence étatique reste la nôtre. Que l’on songe aux réactions d’hostilité suscitées par le discours de Chirac au Vélodrome d’Hiver en juillet 1995. À rebours de la dissociation habituelle entre le régime transitoire de Vichy et l’État français « éternel », pour dédouaner ce dernier des errements du premier pendant l’Occupation, il avait osé y mettre en cause notre État. Pour certains, un véritable crime de lèse-majesté!
DE SAINT-SIMON À MICHEL ONFRAY
Il y a eu bien sûr des penseurs pour s’opposer à cette « mystique de l’État ». Dominer comporte ainsi une longue recension des vues de Saint-Simon, proposant de remplacer cette institution absolue et donc aussi potentiellement totalitaire par une « association libre » des producteurs entre eux. Tout un socialisme non étatique, celui de Proudhon mais aussi de Marx après la Commune de Paris, en a procédé. Mais on l’a oublié. Chez nos souverainistes d’aujourd’hui, il paraît en effet acquis que l’État est neutre, puisqu’il incarne l’« intérêt national » ou « général ». Est-ce bien le cas et ces deux intérêts sont-ils identiques? Nos souverainistes ne posent pas ces questions. Dans sa tentative de tous les rassembler, qu’ils soient « de droite, de gauche et d’ailleurs » autour de sa revue/pré-plateforme électorale Front populaire, Michel Onfray – par ailleurs un disciple déclaré de Proudhon ! – les omet carrément. Or, ces questions sont décisives. Car c’est une chose de prôner l’indépendance nationale ; et c’en est une tout autre que d’en confier la réalisation à une formation dont on assure, sans le démontrer, qu’elle travaille au « bien commun » de tous. Et ce serait bien la première fois dans l’Histoire qu’une organisation ne développerait pas ses objectifs propres, comme ceux de se renforcer pour elle-même ou de favoriser ses « serviteurs »…
ARTICULER PLUTÔT QUE DOMINER
Bien qu’ils ne fassent que le suggérer – leur livre a été écrit avant la pandémie et doit être complété par un autre, « stratégique » –, Dardot-Laval nous mettent ainsi sur la voie d’un dépassement de nos concepts de souveraineté et d’État. Le débat actuel sur le souverainisme est en effet piégé par les présupposés non discutés d’un ancien monde qui n’a depuis longtemps plus cours. Car comment cantonner encore l’action politique dans les limites étroites des États nationaux, quand les enjeux les plus urgents, comme celui du réchauffement climatique, concernent la planète entière ? Et peut-on concevoir une réindustrialisation intégrale de nos pays quand quasi tous nos produits sont fabriqués selon le principe des « chaînes de valeur » mondiales – un objet aussi commun que l’iPhone intégrant des composants élaborés dans une dizaine de pays différents, dont le nôtre ? Même Trump s’y est cassé les dents.
On connaît le discours, à ce sujet, des souverainistes : avec la mondialisation, les centres de décision se trouvant désormais ailleurs, nos États seraient devenus des coquilles vides. Or, comme l’expliquent Dardot-Laval, loin de disparaître, ceux-ci se sont au contraire renforcés, car ils demeurent essentiels dans la conduite de notre monde globalisé – par leurs interventions dans nos économies et par les fonctions de police (au sens large de gestion de leurs populations) qu’ils assurent dans nos sociétés. La seule vraie parade réside donc dans une redéfinition de leur nature. La domination doit céder le pas, au niveau de nos principes politiques fondateurs, à l’articulation : il faut substituer, autrement dit, à l’idée de souveraineté celle de l’interdépendance indépassable entre les diverses pièces qui constituent nos collectivités et les autres extérieures à elles, et renforcer le contrôle démocratique de ses effets. Par rapport à cela, ledit souverainisme agit comme une proclamation émotionnelle creuse. Plus facile, il est vrai, de répéter un slogan que de briser des partis pris ancestraux périmés. Mais à cette seule dernière action devrait être réservé le nom de « politique ». Le reste n’est que jeu politicien : démagogie électorale.