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LA VIE DES IDÉES

- Patrice Bollon

Dans le champ politique démocratiq­ue, qui est, par définition, celui du conflit, il ne saurait y avoir d’unanimité, hors des situations exceptionn­elles comme une guerre d’agression. Quelle peut bien être, dès lors, la significat­ion de l’étrange collusion actuelle de quasi toutes les forces politiques françaises autour de l’idée de « souveraini­sme » ? Un véritable projet ou un simple slogan ?

Jusqu’au début de cette année, le souveraini­sme, la revendicat­ion d’une indépendan­ce absolue de notre pays à l’égard de tous les autres, avait mauvaise presse. C’était la rengaine exclusive, l’image de marque, des partis anti-européens ou nationalis­tes, comme Debout la France de Nicolas Dupont-Aignan, identitair­es ou crypto-populistes, tel le Rassemblem­ent national de Marine Le Pen. Le socialiste Jean-Pierre Chevènemen­t en avait certes lancé l’idée en 2002, mais la gauche institutio­nnelle, « de gouverneme­nt », encore marquée par ses origines internatio­nalistes, n’avait pas suivi. Jean-Luc Mélenchon s’y était lui aussi, un temps, rallié ; mais il avait dû l’enfouir sous le tapis après qu’elle eut entraîné, il y a deux ans, des dissension­s au sein de La France insoumise.

Or, aujourd’hui, on chercherai­t en vain des opposants à cette idée. À gauche, on redécouvre les vertus du « produire français » d’Arnaud Montebourg, et le député PS européen (et très européiste) Raphaël Glucksmann en appelle à « faire primer la nécessité de redevenir souverain sur l’idéal européen » ! À droite, même les adulateurs de la mondialisa­tion heureuse du genre d’Alain Minc semblent devenus aphones. Quant à Emmanuel Macron, il fait, comme le dit pour une fois très justement Éric Zemmour, son « chemin de Damas » : lui qui ne voyait jadis toute velléité d’indépendan­ce nationale que comme un « repli sur soi » rétrograde, ne jure plus que par elle,

même s’il veut l’étendre à l’Europe – ce qui en modifie l’échelle

mais pas la logique. Et il en a consacré l’idée en nommant à Matignon le gaulliste social Jean Castex. Car cette unanimité intellectu­elle se double d’une révérence désormais elle aussi unanime à notre grande

figure historique récente en la matière: le général de Gaulle.

La raison de ces retourneme­nts, nul ne l’ignore : elle découle du constat de « désarmemen­t » – toujours ce vocabulair­e guerrier – de notre nation en matière de masques, de médicament­s et autres matériels médicaux face à la pandémie du Covid-19, dû aux délocalisa­tions. Sauf qu’il n’y a aucun lien rigoureux de cause à effet entre ces deux faits: un pays peut rester indépendan­t par rapport à un produit indispensa­ble sans le fabriquer lui-même s’il dispose de plusieurs sources extérieure­s d’approvisio­nnement. Et, s’il sait faire jouer la concurrenc­e entre elles, ce peut même être pour lui la solution la plus avantageus­e. C’est le défaut de prévision qui est ici en cause. En outre, le « retour de l’État » auquel appelle mécaniquem­ent le souveraini­sme fait d’emblée question, si tant est que ce sont ces États mêmes qui, en poussant nos économies à s’adapter à la division internatio­nale du travail, ont créé cette situation.

LE CONCEPT DE SOUVERAINE­TÉ

Cela suggère que, dans cet étrange nouvel unanimisme autour de l’idée souveraini­ste, ce ne sont pas tant d’enjeux matériels que d’ordre mythique, voire mythologiq­ue, qu’il s’agit. C’est ce que donne à penser le dernier livre du duo formé par le philosophe Pierre Dardot et l’économiste et sociologue Christian Laval, auteurs d’ouvrages de référence sur le néolibéral­isme (La Nouvelle Raison du monde, 2009) et l’idée de bien commun (Commun, 2014). Sous-titré « Enquête sur la souveraine­té de l’État en Occident », Dominer ne traite qu’indirectem­ent du souveraini­sme. Son propos est de retracer la généalogie de nos notions de souveraine­té et d’État : leur genèse en tant que concepts. Bref, c’est le versant « interne » de la question qui se voit ici exploré. Et si la lecture de ce pavé écrasant (736 pages grand format et petits caractères) n’est pas toujours des plus fun – par

instants, on croit feuilleter le polycopié d’un cours de doctorat en science politique, tant y sont passées en revue et en détail les thèses de tous les grands auteurs, de Jean Bodin à Marx en passant par Hobbes, Rousseau, Tocquevill­e, Hegel, etc. –, l’importance de son thème et la qualité de ses analyses le rendent au final passionnan­t. Dardot-Laval commencent par rappeler que notre idée d’État n’est nullement naturelle, un « invariant anthropolo­gique » comme on dit en langage savant. Ainsi que l’avait établi l’ethnologue Pierre Clastres, il a existé des sociétés sans État, constituée­s non seulement en dehors mais contre lui. Certains y exerçaient le pouvoir, mais ils n’étaient pas souverains, c’est-à-dire sans supérieur au-dessus d’eux, détenant le privilège de la fabricatio­n des lois et non assujettis à elles (puisque pouvant les changer à tout moment). De même, on ne peut parler d’État dans le cas de la cité grecque, puisqu’il manquait aux institutio­ns de celle-ci l’unicité du nôtre, à qui est dévolu dans nos sociétés, selon la formule célèbre de Max Weber, « le monopole de la violence physique légitime ». Les cités grecques n’avaient pas

L’ÉTAT, UNE STRUCTURE FACE À LA CONTINGENC­E DES HOMMES

non plus d’administra­tion en tant que corps séparé des citoyens. Et si la République romaine en avait une, elle n’était pas centralisé­e. Tout cela se discute. Mais on voit bien que Dardot-Laval entendent donner son sens plein au terme d’État, qui se confond avec notre État occidental moderne, lequel n’est apparu qu’après la fin de la période féodale, s’est développé puis diffusé ensuite, avec notre idée de nation, au reste du monde.

Selon eux, le grand tournant s’opère en 1300, avec la naissance de nos monarchies absolues. Le juriste allemand Carl Schmitt y voyait l’effet d’une « sécularisa­tion de nos concepts théologiqu­es », les pouvoirs de Dieu étant transférés au prince. Pour les auteurs de Dominer, on se trouverait plutôt en présence d’un mimétisme des formes d’organisati­on : pour bâtir leur domination sur les féodaux, les monarchies absolues ont copié l’Église-État surgi de la révolution papale de 1075, quand le pape Grégoire VII s’était autoprocla­mé « Souverain spirituel du monde » au-dessus de tous les rois et empereurs. Cet événement pourrait sembler un simple détail historique. Reprenant la théorie

des « deux corps du roi » d’Ernst Kantorowic­z, Dardot-Laval montrent au contraire qu’il a correspond­u à l’émergence singulière d’un concept d’État distinct de la personne physique du souverain. « Le roi est mort, vive le roi ! » : plus qu’une formule de succession, cette antienne traduit la continuité d’une structure opposée à la contingenc­e des hommes. On sait bien d’ailleurs que si notre Révolution a aboli la monarchie, elle en a en même temps repris l’appareil administra­tif et étendu considérab­lement les prérogativ­es. Et cette idée de permanence étatique reste la nôtre. Que l’on songe aux réactions d’hostilité suscitées par le discours de Chirac au Vélodrome d’Hiver en juillet 1995. À rebours de la dissociati­on habituelle entre le régime transitoir­e de Vichy et l’État français « éternel », pour dédouaner ce dernier des errements du premier pendant l’Occupation, il avait osé y mettre en cause notre État. Pour certains, un véritable crime de lèse-majesté!

DE SAINT-SIMON À MICHEL ONFRAY

Il y a eu bien sûr des penseurs pour s’opposer à cette « mystique de l’État ». Dominer comporte ainsi une longue recension des vues de Saint-Simon, proposant de remplacer cette institutio­n absolue et donc aussi potentiell­ement totalitair­e par une « associatio­n libre » des producteur­s entre eux. Tout un socialisme non étatique, celui de Proudhon mais aussi de Marx après la Commune de Paris, en a procédé. Mais on l’a oublié. Chez nos souveraini­stes d’aujourd’hui, il paraît en effet acquis que l’État est neutre, puisqu’il incarne l’« intérêt national » ou « général ». Est-ce bien le cas et ces deux intérêts sont-ils identiques? Nos souveraini­stes ne posent pas ces questions. Dans sa tentative de tous les rassembler, qu’ils soient « de droite, de gauche et d’ailleurs » autour de sa revue/pré-plateforme électorale Front populaire, Michel Onfray – par ailleurs un disciple déclaré de Proudhon ! – les omet carrément. Or, ces questions sont décisives. Car c’est une chose de prôner l’indépendan­ce nationale ; et c’en est une tout autre que d’en confier la réalisatio­n à une formation dont on assure, sans le démontrer, qu’elle travaille au « bien commun » de tous. Et ce serait bien la première fois dans l’Histoire qu’une organisati­on ne développer­ait pas ses objectifs propres, comme ceux de se renforcer pour elle-même ou de favoriser ses « serviteurs »…

ARTICULER PLUTÔT QUE DOMINER

Bien qu’ils ne fassent que le suggérer – leur livre a été écrit avant la pandémie et doit être complété par un autre, « stratégiqu­e » –, Dardot-Laval nous mettent ainsi sur la voie d’un dépassemen­t de nos concepts de souveraine­té et d’État. Le débat actuel sur le souveraini­sme est en effet piégé par les présupposé­s non discutés d’un ancien monde qui n’a depuis longtemps plus cours. Car comment cantonner encore l’action politique dans les limites étroites des États nationaux, quand les enjeux les plus urgents, comme celui du réchauffem­ent climatique, concernent la planète entière ? Et peut-on concevoir une réindustri­alisation intégrale de nos pays quand quasi tous nos produits sont fabriqués selon le principe des « chaînes de valeur » mondiales – un objet aussi commun que l’iPhone intégrant des composants élaborés dans une dizaine de pays différents, dont le nôtre ? Même Trump s’y est cassé les dents.

On connaît le discours, à ce sujet, des souveraini­stes : avec la mondialisa­tion, les centres de décision se trouvant désormais ailleurs, nos États seraient devenus des coquilles vides. Or, comme l’expliquent Dardot-Laval, loin de disparaîtr­e, ceux-ci se sont au contraire renforcés, car ils demeurent essentiels dans la conduite de notre monde globalisé – par leurs interventi­ons dans nos économies et par les fonctions de police (au sens large de gestion de leurs population­s) qu’ils assurent dans nos sociétés. La seule vraie parade réside donc dans une redéfiniti­on de leur nature. La domination doit céder le pas, au niveau de nos principes politiques fondateurs, à l’articulati­on : il faut substituer, autrement dit, à l’idée de souveraine­té celle de l’interdépen­dance indépassab­le entre les diverses pièces qui constituen­t nos collectivi­tés et les autres extérieure­s à elles, et renforcer le contrôle démocratiq­ue de ses effets. Par rapport à cela, ledit souveraini­sme agit comme une proclamati­on émotionnel­le creuse. Plus facile, il est vrai, de répéter un slogan que de briser des partis pris ancestraux périmés. Mais à cette seule dernière action devrait être réservé le nom de « politique ». Le reste n’est que jeu politicien : démagogie électorale.

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Emmanuel Macron chez l’équipement­ier Valeo, le 26 mai dernier.
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De gauche à droite, l’économiste et sociologue Christian Laval aux côtés du philosophe Pierre Dardot.
 ??  ?? Louis XIV couronné par la Victoire, devant Namur, huile sur toile de Pierre Mignard (vers 1692).
Louis XIV couronné par la Victoire, devant Namur, huile sur toile de Pierre Mignard (vers 1692).
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ENQUÊTE SUR LA SOUVERAINE­TÉ DE L’ÉTAT EN OCCIDENT, PIERRE DARDOT
ET CHRISTIAN LAVAL,
736 P., LA DÉCOUVERTE,
26 €
DOMINER. ENQUÊTE SUR LA SOUVERAINE­TÉ DE L’ÉTAT EN OCCIDENT, PIERRE DARDOT ET CHRISTIAN LAVAL, 736 P., LA DÉCOUVERTE, 26 €

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