GÉRARD OBERLÉ
Livres oubliés ou méconnus
Les boiteux ne doivent pas se marier entre eux. « Il serait fâcheux que deux individus boitassent chacun d’un côté différent, et qu’en se donnant réciproquement le bras avec maladresse, l’un penchât continuellement à droite, tandis que l’autre pencherait à gauche. » Ce judicieux précepte figure, avec d’autres instructions tout aussi pertinentes, dans un livre paru en 1814 sous le titre La Paix des ménages, ouvrage propre à prévenir, empêcher et même arrêter tous divorces, querelles et chagrins domestiques. Ce manuel est donné comme traduit de l’allemand d’un certain Goliath Werner, pasteur né en 1719. L’édition allemande, titrée
Bréviaire conjugal, a été offerte au traducteur, Étienne Duval, par un ami qui avait rencontré l’auteur dans son village, où, presque centenaire, veuf de trois épouses, il coulait des jours heureux au milieu de trente familles dont chaque chef était son fils, petit-fils ou arrière-petit-fils.
Sous des apparences pédagogiques et morales, ce précis conjugal est en réalité une mystification désopilante. L’ouvrage est divisé en quatorze chapitres que l’auteur intitule « Positions » faisant allusion, non à des exercices de gymnastique génitale, version bavaroise du Kamasutra, mais aux différentes situations matrimoniales. Chacune est accompagnée d’anecdotes. Première position: jeune homme et vieille femme. « Le jeune lierre ne presse-t-il pas amoureusement les vieilles souches des habitants de nos forêts ? » Pour que ce type d’assemblage réussisse, « la femme déjà flétrie par le temps, rose déjà moissonnée sur
sa tige », doit sacrifier ses penchants aux goûts du jeune mari, sa raison à sa folie, sa sensibilité à son étourderie. « La dame […] évitera l’éclat des étoffes de couleur rose
UN MANUEL DE 1814 NOUS DÉVOILE QUATORZE POSITIONS POUR RÉUSSIR UN BON MARIAGE
ou bleue. Sans le vouloir, elle offrirait l’image d’une feuille morte au milieu d’un parterre. »
Seconde position : vieux mari, femme jeune. La disproportion est résolue avec ce paradoxe : une fille de 20 ans épouse un homme de 60, soit trois fois l’âge de l’épouse. Vingt ans plus tard, elle aura 40 ans et le mari, 80. L’âge de l’époux n’est plus que le double de celui de sa moitié. Dix ans plus tard, la disproportion sera encore moindre. Les autres positions concernent les époux maltraités par la nature. Goliath, en bon chrétien, donne de charitables conseils à ceux que le hasard ou la nécessité auraient unis à un individu boiteux, bossu, bègue, sourd, borgne, muet, paralysé. Mari vif et femme frigide, mari tranquille et femme vive, mari joueur et femme ménagère, infidélités, disproportions d’intelligence et d’esprit, puissance maritale – un chapitre phallocratique en diable fustigeant les Amazones qui s’emparent momentanément du rôle des hommes et que l’auteur classe dans la catégorie des monstres. La dernière position traite des droits et privilèges de la femme dont je ne citerai qu’un précepte : « Une infidélité de son mari ne l’autorise pas à l’imiter. »
Un mot sur le véritable auteur de cette farce misogyne, Jules-Louis-Melchior Porthmann (1791-1820). En 1802, âgé de 11 ans, il publie des Réflexions sur les dangers et la gloire attachés aux travaux littéraires. À 20 ans, il reprend l’imprimerie paternelle ; à 23 ans, il offre La Paix des ménages aux futurs mariés; à 29 ans, il meurt et son chef-d’oeuvre tombe dans l’oubli. Je ne vois que Cactus Inébranlable, un belge éditeur licencié ès aphorismes corneculs et autres soutras, pour ressusciter ce drolatique farfadet. Visez leur catalogue, vous n’en reviendrez pas.