SYLVAIN TESSON
Souvent, le voyageur se voit sommé d’exposer ses motifs. Pourquoi êtes-vous parti ? lui demande-t-on. Ne saviez-vous donc point que le malheur de l’homme vient de n’avoir pas su rester dans sa chambre ? Les réponses fusent. Elles sont variables. Elles sont variées. Pour le plaisir, dit l’un, pour l’aventure dit l’autre, pour l’inconnu dit un troisième, parce qu’« ailleurs est un mot plus beau que demain » (ça, c’est de Paul Morand).
Dans les années 1970, Werner Herzog avança un autre mobile. Il proposa d’offrir la substance de son propre voyage à une personne aimée. Un jour de 1974, le cinéaste germanomagmatique se mit en marche de Munich à Paris. Il venait d’apprendre que son amie Lotte Eisner était malade. Il allait lui faire don de sa randonnée, lui consacrer ses pensées, lui dédier chaque étape arrachée à l’hiver. Il y en a qui apportent
des fleurs. Lui déposerait au pied de la mourante sa guirlande de kilomètres. De ce raid physique et mental, il écrivit un beau petit récit, âpre, bizarre, tortueux, aussi baroquement orné que ses films : Sur le chemin des glaces. C’est le journal
d’une marche propitiatoire et sacrificielle. Un offertoire qui ressemble à une procession de conjuration vaudou. Herzog décrit tout ce qu’il voit, tout ce qu’il pense : « Tant de choses passent dans la tête de celui qui marche. » Un jour, il arrive au chevet de son amie. Pour Lotte Eisner, il a marché pas à pas : « Elle savait que j’étais de ceux qui marchent, et, partant, sans défense. » Ils sont merveilleux, ces Teutons. Ils ont des rudesses de Barbares et des sophistications de Japonais.
Trois siècles avant Werner Herzog, un autre Allemand se livre à une marche du même ordre. En 1705, Jean-Sébastien Bach, âgé de 20 ans, décida de quitter à pied la ville d’Arnstadt et de rejoindre Lübeck, distante de 400 kilomètres. Bach venait d’apprendre que le compositeur Buxtehude y vivait. Il admirait infiniment Buxtehude depuis qu’il avait eu entre les mains la partition de la cantate Membra Jesu Nostri. Bach avait reconnu dans les mesures de son aîné l’écriture d’un ambassadeur de Dieu. Il décida de convertir son admiration en randonnée oblative. En d’autres termes, il irait à pied rendre visite à Buxtehude, qu’il ne connaissait pas.
Dans une langue très brûlante, très ardente, inspirée sans doute par les sifflantes des oratorios et les éruptions des orgues, Simon Berger, romancier de 23 ans, imagine la randonnée de Bach dans un livre très réussi, fort spirituel, et passablement herzogien, Laisse aller ton serviteur. Quel premier roman ! Quelles images ! Quelle charmante fugue ! Jean-Sébastien Bach part. Il traverse les forêts. Il marche dans la neige. Il se moque du froid. Il se fait détrousser. Il s’en fiche puisqu’il va vers l’étoile : « Insondable légèreté de cet esprit en liesse. » Comme Herzog, Bach est porté par l’offrande qu’il adresse. Il avance, par les grèves et par les champs, par les rêves et par les chants, pour la gloire de Dieu, la beauté des cantates, la noblesse du silence et la grandeur de la solitude. Simon Berger invente les étapes, multiplie les tableaux qui ressemblent à l’hiver immense et minutieux des peintures flamandes. Il imagine la rencontre finale entre Bach et Buxtehude, la conversation des deux maîtres. La visite est réussie. La rencontre imprévue est féconde.
Enseignement de Bach : on a toujours raison de se mettre en mouvement. Simon Berger a saisi là une très belle occasion de prouver que la dévotion, l’admiration, l’amour, se passent de mots quand on peut les écrire, pas à pas, sur le ruban des routes et quand on marche « vers l’accomplissement d’une grande promesse ».