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JULIA DE FUNÈS

Remise en question

- JULIA DE FUNÈS

La famille n’est certes pas toujours un havre de paix. Souvenons-nous que les contes et légendes bibliques commencent par un fratricide : Caïn tue Abel. Que les contes et légendes de l’Antiquité montent d’un cran : parricide, infanticid­e, tout y passe – OEdipe couche avec sa mère, tue son père, Médée égorge ses propres rejetons, Atrée fait un ragoût des enfants de son frère. Avec le temps, au mieux on s’acharne à maintenir une cohésion fragile en évitant les sujets qui fâchent, au pire on se trucide menu dans les repas de famille puis chez le notaire. Les mois d’été n’aident pas à l’apaisement. Les vacances estivales s’avèrent être des dédales organisati­onnels entre travail, famille et « gestion » des enfants ! Nous voilà enfants auprès de nos parents, parents auprès de nos enfants, tout en ayant quelques tâches profession­nelles à assurer. De sorte que tantôt salarié(e), tantôt parent, tantôt enfant, les identités fluctuent de jour en jour, voire d’heure en heure,

jusqu’à se confondre dans le même espace. Mais la famille n’accepte pas le cumul des mandats. Elle nous essentiali­se dès l’enfance : c’est « le drôle » de la famille, « le gentil », « le looser », « le doué », « la fragile », « le beau », etc.

Or ce rôle, souvent unique, que la famille nous assigne, nous ne le sommes jamais. Le propre d’une conscience, contrairem­ent à un objet, est de ne jamais coïncider totalement avec elle-même. Alors qu’une chose désigne le plein par excellence, nous avons, nous humains, comme un vide au coeur de la conscience, un « néant » si j’emprunte le vocabulair­e sartrien, un espace entre ce que nous sommes et ce que nous jouons à être. Sartre prend l’exemple d’un garçon de café : « Il a le geste vif et appuyé,

[…] enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule

[...]. Toute sa conduite nous semble un jeu [...]. Il joue à être garçon de café. »

Le serveur « se la joue » garçon de café, comme d’autres jouent à la

femme au foyer parfaite, au fils irré

prochable, à la fille dévouée, au grand-père attendri, à la grand-mère éternellem­ent jeune, pour se consoler du sentiment de sa propre vacuité. Le nier revient à faire preuve de « mauvaise foi », explique Sartre, ce mensonge à soi-même consistant à occulter notre dédoubleme­nt permanent.

De sorte qu’au sein de la famille, deux catégories de personnali­tés apparaisse­nt clairement. Celle des concentrés, qui jouent à être et apprécient pleinement leur rôle. Ceux-là se pensent être cohérents avec eux-mêmes mais peuvent agacer ceux qui ont compris la mauvaise foi sous-jacente à toute coïncidenc­e impossible. Et celle des distancés, qui refusent l’essentiali­sation parce qu’ils se sentent irréductib­les au rôle attribué, en décevant les plus metteurs en scène de la famille. Ces catégories ne

portent pas en elles la plaie de la pensée définitive,

chaque individu pouvant passer de l’une à l’autre en fonction des situations.

Les querelles familiales éclatantes ne sont souvent que les symptômes de méandres identitair­es sous-jacents: rôle dépassé, évolution non reconnue, rivalité de positionne­ment, refus d’une étiquette, assignatio­n inadaptée. Aussi, loin d’être uniquement désolantes et irritantes, ces crises familiales sont aussi et surtout les manifestat­ions de notre liberté : liberté de ne pas se définir à partir d’un modèle préétabli, liberté de ne pas se réifier dans

une identité aussi rassurante que fallacieus­e, liberté de ne plus se laisser réduire, par ceux qui nous sont les plus

proches, à une identifica­tion des plus lointaine.

POURQUOI LES VACANCES EN FAMILLE TOURNENT-ELLES SOUVENT AU CONFLIT ?

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