FABRICE D’ALMEIDA
Une autre histoire
L’ Élysée en a donné l’impulsion : 2020 a été baptisée « Année de Gaulle », à l’occasion du triple anniversaire de la naissance, voici cent trente ans ; de l’appel du 18 juin, voici quatre-vingts ans ; et de la mort, voici cinquante ans, du fondateur de la Ve République. La mécanique des chiffres n’avait pas échappé aux éditeurs, qui ont saisi l’opportunité de publier de nombreux livres sur le plus grand Français du xxe siècle. La rentrée nous en apporte encore.
D’abord, un beau livre de François Kersaudy, De Gaulle. Stratège au long cours, illustré de nombreuses photographies. Une biographie qui prouve à quel point de Gaulle est un homme du noir et blanc. Les images de son époque sont venues à la couleur, seulement vers la Seconde Guerre mondiale pour la photographie, et en 1968 pour la télévision. Homme du noir et blanc aussi par le caractère tranché de ses choix idéologiques. Même sa stratégie militaire est radicale : elle repose sur la puissance de feu. Il y pense depuis sa rencontre avec le colonel Pétain à la veille de la Première Guerre mondiale. Quand il prône les régiments cuirassés, l’action combinée avec l’aviation, et plus tard la force nucléaire de dissuasion, c’est toujours la même idée : la puissance.
Un homme de contraste fort, ce que confirme De Gaulle vu par les écrivains, une republication à La Table ronde : Cette étonnante anthologie était parue en 2000, au moment où de Gaulle était intronisé écrivain avec la publication de ses Mémoires dans la prestigieuse collection de la Pléiade, chez Gallimard. Textes réunis par un admirateur, l’écrivain Jean-Claude Perrier, et édités par Denis Tillinac, gaulliste irréductible. Sans surprise dominent les « pour », de Malraux à Mauriac en passant par Maurice Druon, Simone Weil, Senghor et même le très chrétien philo-pétainiste Jean Guitton. De quoi muer le message de résistance en un appel à la conservation. Mais dans cette dégoulinade admirative, des textes critiques se glissent. Voici le rageur poète communiste Louis Aragon qui, en 1968, reproche au général de n’avoir « manifestement jamais mis les pieds dans une usine ». Et ce texte de Céline, avec ces phrases entre mépris et ironie pour de Gaulle : « Il a gagné 27 millions avec ses Mémoires, moins que la Windsor, mais quand même... Il a pas beaucoup souffert de l’Occupation. Il peut pas être très aigri... » Ou encore Jean-Paul Sartre définissant de Gaulle comme l’outil de la « répression » et de la « violence » capitaliste. Rien d’autre.
Bien sûr, les éloges ne sont pas tous éculés. Ils montrent ce qu’il reste de De Gaulle. Un homme qui a marqué son époque, ramassé la légitimité de la France quand elle était à terre, maintenu notre pays au coeur de l’Histoire. Ce que le président Macron s’est empressé de clamer en célébrant la bataille de Montcornet (17 mai), puis l’appel du 18 juin, ajoutant ainsi sa pierre à la sacralisation civique du général.
Mais le legs des livres à la postérité est bien différent. Il réside dans le rappel impitoyable des jugements contradictoires de et sur de Gaulle. À l’heure où le solitaire de Colombey est devenu l’ultima ratio de notre vie publique, historiciser ses choix est un viatique. C’est une invitation à rejeter le culte de la personnalité auquel le présidentialisme du régime fondé par Charles le vénéré nous pousse.