ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT
L’atelier d’écriture
L’IDÉE NE CONSTITUE PAS ENCORE LE LIVRE, MAIS ELLE L’ENGENDRE
On ne prend pas la plume sans témérité. Quoi, entreprendre un livre après Sophocle, Virgile, Dante, Cervantès, Dickens, Proust ? L’acte révèle soit une ingénuité abyssale, soit une prétention alpestre, soit une méticuleuse audace ! Chaque époque lotit différemment ses aspirants : autrefois, seuls les lettrés écrivaient, ce qui garantissait un niveau d’expression, mais conduisait souvent à l’académisme ; aujourd’hui, nombre d’incultes et de piètres lecteurs s’attaquent au roman, ce qui rafraîchit l’inspiration, les sujets, mais vide les pages de qualités littéraires. Quant au jeune auteur moderne qui, par exception, aurait étudié les chefs-d’oeuvre, il est écrasé par les génies. Eschyle, lorsqu’il composait des tragédies, cet art neuf dans la Grèce du Ve siècle av. J.-C., ne rivalisait qu’avec ses contemporains ; de nos jours, un dramaturge subit, penchés sur son épaule et y projetant leur ombre, Shakespeare, Corneille, Racine, Molière, Hugo, Tchekhov, Claudel, lesquels commentent ses répliques et ricanent. À mesure que le patrimoine s’épaissit, la partie s’avère de moins en moins égale, et je plains nos successeurs…
Où donc trouver le courage de commencer, de continuer, d’achever un texte ?
Dans l’intuition fondatrice. Un livre provient toujours d’une idée qui, un jour, illumine l’esprit : observation fortuite, fait divers, anecdote, image, phrase… Certes, l’idée ne constitue pas encore le livre, mais elle l’engendre.
Conseil : ne pas avoir confiance en soi, mais confiance en son projet. Notre temps, qui a inventé le bricolage psychologique, remplit les librairies d’essais sur le bien-être où résonne ce slogan: « Ayez confiance en vous. » Attention ! Erreur… Si une histoire vous traverse et vous demande à vivre, vous entrez à son service. C’est elle qui commande, pas vous. Elle vous ordonne de dialoguer ici, de suggérer là, de sentir ceci, de formuler cela, de taire cette vérité, de dévoiler cette autre. Tremblez chaque instant de déroger à ses exigences, de ne pas vous hisser à sa hauteur. Travaillez à mériter l’idée qui vous a fait l’honneur de vous croiser. Vous n’êtes jamais le créateur, vous êtes un scribe au service de quelque chose qui veut se dire et qui, bizarrement, vous a choisi pour exister.
Il faut donc distinguer la confiance en vous et la confiance en votre projet. Croire en vous relève de la présomption. Croire en votre projet déclenche un culte. Tandis que la vanité tue, la dévotion fertilise.
Lorsque vous doutez ou que vous souffrez d’épuisement, retournez à cette apparition, aux émotions qu’elle a suscitées, lovez-vous dans l’intuition fondamentale, recevez son élan une nouvelle fois : son énergie deviendra la vôtre, en elle vous puiserez la force d’avancer.
Chassez les rengaines sur le développement personnel, « se faire confiance », « s’aimer ». Quand vous écrivez, vous ne poursuivez ni le bonheur ni l’équilibre, vous tentez de faire naître un livre. Il s’est confié à vous, fiez-vous à
lui. Ne vous aimez pas, aimez-le.
Ainsi, lorsque plus tard vous le signerez, vous n’inscrirez pas en traçant votre patronyme le triomphe de l’ego, mais au contraire l’abnégation, l’oubli généreux et sacrificiel de soi qui permet d’ajouter de la vie à la vie.