DANIEL PICOULY
Lettres francophones
La Petite Dernière est un premier roman. Comme on dit premier amour. Un amour déjà abouti, maîtrisé, mais dont on recherchera le dépassement. À tort. Le roman n’échappe pas à cette fatalité: « On n’a jamais une deuxième chance de faire une première impression. » Et quelle formidable impression vous faites, Fatima Daas, avec ce texte !
Il y a d’abord cette entame, ce coup de talon : « Je m’appelle Fatima Daas. » C’est ainsi que s’annonce chaque
séquence du livre. Histoire de réviser ses figures de style,
on pourrait y voir un banal procédé, une anaphore d’estrade, « Moi, président ! ». Ça ferait lieu commun, pour
un roman si singulier dans la multiplication des « moi ».
Pas pour provoquer un éparpillement façon roman puzzle. Un truc de joueur de bonneteau : « Où est l’histoire ? Elle est là ! Elle est là ? ». Non ! Ce « Je m’appelle Fatima » y ramène constamment, nous rattrape par le col. Ces 68 fois
« Je m’appelle Fatima » ne sont pas non plus des brouillons de soi, aussitôt jetés. Ni 68 prises. Du cinéma. Et une voix, hors champ qui hurle: Coupez, on la refait! Non, chaque prise est bonne. Chaque prise est la bonne.
Fatima est de toutes les prises. Elle est Fatima, un
prénom à ne pas salir, une fille de Clichy, une française
RER du 78, une asthmatique, en quête de DEP: Débit Expiratoire de Pointe, musulmane « way of life », fille d’Hamed, digne d’éloge, qui l’appellera longtemps mon fils, et de Kamar, la Lune, qui tardera à l’appeler ma fille, née par césarienne, incise à vie, entre deux langues, entre
deux tout, mais elle est aussi Fatima la menteuse, la
pécheresse, l’inadaptée, la khâgneuse, la « chtarbée » en
thérapie, l’inconstante, la polyamoureuse, Nina, Gabrielle, Cassandra… Mais Nina. Surtout. Nina jusqu’à ne plus pouvoir. Nina jusqu’à devoir écrire ce qu’on est incapable de vivre. « Faire son deuil », emprunter les mots des autres pour trouver les siens. J’étais sous cette pluie filante d’interrogations, comme un chat aux prises avec des flocons de neige insaisissables, dans les rues d’un Avignon privé de théâtre, dépouillé de son manteau d’Arlequin d’affiches laissées au vent. Le mistral avait raison, La Petite Dernière était un roman du souffle : du souffle court, brûlant, de la phrase haletante, de l’asthme de Fatima qui ne sait faire avec ses émotions. Je me disais : la littérature est une forme d’asthme et Fatima, en allant dans cette mystérieuse « École de l’asthme », était à l’école du roman.
Je divaguais et j’ai vu l’affiche! F(l)ammes d’Ahmed Madani. Les murs d’Avignon sont des palimpsestes. Il garde en déchirures la trace des spectacles passés.
J’avais vu le spectacle : dix jeunes filles venues des
mêmes horizons que Fatima investissaient la scène, partaient du lointain, traçaient droit sur le public, chacune à leur tour, en noria, elles s’emparaient de l’avant-scène, en faisaient un proscenium, coup de talon et se racontaient, le
menton haut, fières, drôles, tendres ou révoltées. J’avais été bouleversé. J’étais sorti gorgé d’émotions et de gratitude. Alors comme ça, ici et maintenant, on peut mettre une salle debout avec ces mots-là, ces jeunes filles-là. Ce coeur.
Je ne pensais pas pouvoir ressentir une émotion aussi
définitive et physique dans un roman. Et pourtant. Je suis
une petite salle, Fatima Daas, mais je suis debout devant vous. La Petite Dernière est pour moi comme cette lampe qu’on laisse sur scène au théâtre quand tout est éteint: la
servante. Elle est la gardienne. Veille
sur l’éternité du théâtre. Il y a de cette lueur humble et farouche dans La Petite Dernière. Merci, Fatima Daas !