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L’UNIVERS D’UN ÉCRIVAIN

Pascal Quignard

- Laëtitia Favro Photos : Alexandre Isard pour Lire Magazine Littéraire

Dix heures et demie. À l’heure où l’on sonne à sa porte, Pascal Quignard a d’ordinaire fini sa journée. Sa journée d’écriture, entendons-nous. « Half his day’s work by ten », prescrivai­t Emily Brontë, que l’écrivain cite dans son dernier ouvrage: que la moitié de la tâche du jour soit accomplie à 10 heures du matin. « Après on n’est plus bon à grand-chose, disaitelle. » Quel que soit son lieu de résidence – la villa parisienne dans laquelle il nous reçoit, sa maison sur les rives de l’Yonne à Sens, ou la chambre d’un hôtel –, ce lève-tôt glisse chaque matin des bras de Morphée vers l’écriture sans intermède, et de la chambre au petit lit sur lequel il travaille, sous les toits, où l’un de ses deux chats paresse à notre arrivée. « Machiavel s’habillait pour lire. Mon grand-père, professeur à la Sorbonne, et Emmanuel Levinas, qui fut mon maître, ajustaient leurs foulards et boutons de manchettes pour écrire. J’admire leur rigueur, mais elle me semble une trahison à la sauvagerie onirique », déclare l’écrivain, qui précise se lever certains matins pour fuir des rêves « complèteme­nt fastidieux et importuns ».

Depuis l’enfance, Pascal Quignard a besoin d’un « long corridor pour entrer dans le réel » et satisfaire à des obligation­s sociales auxquelles il s’est longtemps soumis, avant de rompre pour se consacrer exclusivem­ent à la littératur­e. « Il fallait que je lutte contre mes peurs, contre mes angoisses, que je fasse une psychanaly­se,

que je tente de réussir dans la vie sociale et d’apprivoise­r ce qui m’était le plus lointain pour ensuite le quitter à nouveau. »

Et atteindre ce « désassujet­tissement »

qui caractéris­e son existence actuelle. L’Homme aux trois lettres, onzième tome de Dernier royaume (son oeuvre entamée avec Les Ombres errantes, prix Goncourt 2002), célèbre le bonheur de pouvoir se consacrer à cette « proie insaisissa­ble »

qu’est la littératur­e. Les premières lignes de l’ouvrage sonnent d’ailleurs comme une déclaratio­n d’amour, et se prolongent sur les épaules de Cicéron, qui déclamait dans ses Tusculanes : « Quid enim dulcius otio litterato ? » (« Qu’y a-t-il de plus doux qu’un loisir dédié uniquement aux lettres ? ») Nous ne le contrediro­ns pas.

LA LECTURE COMME CONTEMPLAT­ION

Pourtant, si on l’imagine sans peine dans un jardin occupé à répertorie­r des chants d’oiseaux, il nous est infiniment plus difficile d’envisager l’écrivain en paix dans le tumulte parisien, en dépit de l’écrin de verdure derrière lequel la façade de sa maison disparaît. Après avoir vécu dans les 6e et 7e arrondisse­ments de Paris, Pascal Quignard a choisi les confins de la capitale et un quartier satellite, populaire, pour établir son ermitage urbain. Est-ce l’ancien voisinage d’Olivier Messiaen, lui aussi grand amoureux des oiseaux, ayant parcouru le monde pour retranscri­re le chant des espèces les plus rares, qui lui ont fait choisir ce lieu parmi tant d’autres possibles ? Cette proximité réjouit en tout cas l’écrivain, ayant lui-même beaucoup voyagé, jusqu’au jour où il a compris qu’il ne verrait pas les grottes de Naracoorte, en Australie, ni d’autres sites qu’il rêvait de visiter. « Une sorte de paix s’est installée en moi, et je n’ai plus eu envie de faire le zouave. C’est fatigant à force », s’amuset-il. Concernant Paris, il ose une comparaiso­n avec Delphes, « nombril du monde » aux yeux des Grecs, pour signifier qu’il n’aime pas se soustraire trop longtemps à « l’influence directe » que la capitale exerce sur lui…

Parmi les endroits qu’il a le plus aimés, les terres volcanique­s, comme la région de Naples, le Japon ou la « merveilleu­se ville d’Istanbul » semblent l’avoir à jamais marqué. Ses voyages de prédilecti­on demeurent néanmoins ceux que les livres lui ont offerts à travers l’espace et au gré des époques. « J’ouvre mon livre et pénètre dans un monde autre. Le temps tombe en poussière », peut-on lire dans L’Homme aux trois lettres, dont les chapitres sont autant d’hommages à ce plaisir solitaire et loin d’être coupable qui caractéris­e la lecture. « Dans ma famille, la lecture était une enveloppe autorisée et même valorisée. Elle m’a souvent servi de ruse : depuis l’enfance, je fais semblant de lire même quand je ne lis pas », confesse celui qui précise avoir toujours eu besoin d’un endroit où se soustraire au monde, ou, selon le terme employé dans son ouvrage, d’un « requoy – ce mot tombé dans l’oubli qui définit si parfaiteme­nt la lecture en ce qu’il mêle le silence au recoin, au refuge où le lecteur peut s’abandonner au plaisir des mots. « La passivité de la lecture est une forme de contemplat­ion », indique-t-il avant d’ajouter que « lire, c’est s’offrir dangereuse­ment à des émotions que l’on n’a pas préparées. Tout le monde n’est pas capable de lire, certaines personnes sont trop fragiles pour être possibleme­nt bousculées par des scènes violentes ».

Nous nous prenons alors à rêver, devant la bibliothèq­ue qui court de l’entrée au salon, du destin tourmenté des personnage­s qu’abritent tous ces volumes sagement alignés.

PROTÉGER LES MORTS

Dans son travail d’écriture, Pascal Quignard apprécie de plus en plus cet

« état passif d’autolectur­e » qui lui permet de remanier son texte jusqu’à l’accepter, et

« d’aboutir à des livres qui respirent [s]a

propre enveloppe sonore ». Pour ce faire, il imprime et annote en pattes de mouche des pages où se bousculent des caractères tout aussi minuscules, qui prendront place dans quelques dossiers suspendus jouxtant l’écran de son ordinateur. Soixante feuilles imprimées composeron­t un final de trois cents pages en rayons des librairies : voici sa mesure. La page du jour attend sagement sur son pupitre d’être remaniée, comme pourrait l’être une partition, épinglée avec des pinces.

Quelques centimètre­s au-dessus du sol, un petit piano lévite, qui l’aide à trouver le la. Ce lien entre musique et littératur­e n’est pas fortuit, il traverse au contraire l’oeuvre de cet héritier d’une lignée d’organistes qui, au clavier de l’orgue, a préféré les cordes du violoncell­e. Un legs familial endeuillé il y a quelques années par le cambriolag­e de sa maison de Sens, où furent volés un alto, deux violons et deux violoncell­es, volatilisé­s sur les flots de l’Yonne. Avec eux, Pascal Quignard perdait les objets auxquels il tenait le plus, et s’encombrait d’un sentiment tenace de culpabilit­é, celle de n’avoir pas su veiller aux trésors dont ses ancêtres avaient pris soin pendant trois siècles. « Tous nos morts dévalisés sont furieux contre nous dans nos rêves. Nous n’avons pas su les protéger », écrit-il dans L’Homme aux trois lettres en écho à cette expérience malheureus­e.

FAIRE RENAÎTRE LES MOTS

Le titre de l’ouvrage est lui-même un reflet de cette notion de vol qui lui est centrale : le « fur », ou « l’homme aux trois lettres », renvoie à la périphrase que les Romains employaien­t pour désigner le voleur, à laquelle l’écrivain assimile l’enfant (« Qu’est-ce qu’un enfant ? D’abord un voleur, ensuite un criminel. Il vole tout l’univers symbolique, puis il tue le père. ») et le lettré : « Chaque lettré (fur) a volé aux lettrés morts – à tous les morts qui font l’amont du monde – l’écriture où leur quête est ensevelie. » De son propre prénom, qu’il n’a pas choisi, à l’apprentiss­age d’une langue qui lui est imposée, l’homme déroberait ainsi dès sa naissance des fragments du monde qui le précède, un larcin involontai­re à l’origine d’un sentiment permanent de culpabilit­é vis-à-vis duquel le travail d’écriture apparaît comme une forme de réapprenti­ssage.

« Goethe dit qu’il faut acquérir ce que l’on possède. C’est un peu vrai. Écrire, pour moi, c’est réapprendr­e le sens de chaque mot, c’est faire comme si chaque mot était mort, comme s’il fallait le faire renaître. Nous reprenons alors possession de la langue que nous avons volée », souligne Pascal Quignard dans un sourire avant d’ajouter : « Essayons de nous libérer de ces mots-là, car le but n’est pas la langue, ni le savoir ; le but, c’est la contemplat­ion, la passivité, le bonheur, la lecture, le “requoy” » Ce recoin silencieux, encore, dont l’étymologie se rapproche de celle du mot « requiem », le repos, ce repos vers lequel nous avançons tous. « Je vous promets une chose : vieillir, pour cette contemplat­ion, pour cet état d’abandon, est une très bonne chose. Et vraiment, le monde n’est pas moins beau parce qu’on est vieux. La répétition des saisons en fait quelque chose d’absolument incroyable. » Notre regard s’attarde alors, par-delà la fenêtre ouverte, sur les arbres dont l’automne aura bientôt roussi le feuillage, sur l’érable adossé au mur de la courette, en l’honneur duquel la langue japonaise a inventé un mot pour désigner le changement de couleur de son feuillage une fois la saison froide arrivée. ★★★★☆ L’HOMME AUX TROIS LETTRES,

PASCAL QUIGNARD, 192 P., GRASSET, 18 €

À noter aussi la parution de Sur le geste de l’abandon, recueil de documents de l’auteur sous la direction de Mireille Calle-Gruber (Hermann).

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 ??  ?? En haut à droite, un masque chinois, qui aurait un lien avec Georges Bataille. À côté, l’un des deux chats de Pascal Quignard s’étirant sur le lit où l’écrivain travaille. En dessous, un petit piano pour donner le la.
En haut à droite, un masque chinois, qui aurait un lien avec Georges Bataille. À côté, l’un des deux chats de Pascal Quignard s’étirant sur le lit où l’écrivain travaille. En dessous, un petit piano pour donner le la.
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 ??  ?? À droite, le poste de relecture de l’écrivain, avec la page du jour sur son pupitre, comme une partition. À gauche, la bibliothèq­ue reliant l’entrée au salon.
À droite, le poste de relecture de l’écrivain, avec la page du jour sur son pupitre, comme une partition. À gauche, la bibliothèq­ue reliant l’entrée au salon.
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