CHARLES BAUDELAIRE
Éveiller la conscience à un arrière-monde magique
Rimbaud le reconnaissait lui-même : Baudelaire avait été son dieu. Avec ses Correspondances, entre autres, celui-ci avait ouvert l’une des voies royales de la pensée poétique qui mènerait le génial adolescent à écrire le célèbre Voyelles (« A noir, E blanc, I rouge… »). Pour tous deux, le langage pouvait éveiller la conscience à un arrière-monde magique, délivré des catégories froides du rationalisme, enfin réunifié et vivant. L’idée du voyage, vers les ailleurs de la terre ou de l’intériorité, les rapprochait aussi. « Les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent pour partir », écrit Baudelaire. Et Rimbaud lui répond avec son Bateau ivre. Grands aventuriers de l’idéal, les deux poètes se faisaient aussi rénovateurs de la poésie classique : il leur fallait inventer une langue nouvelle, à la fois savante et résolument instinctive, pour réenchanter le monde. On sait quelles portes jusqu’à eux insoupçonnables leur ouvrit la formule stimulante du poème en prose. Rimbaud, cependant, venait après Baudelaire. Fort de l’intransigeante violence de sa jeunesse et de son génie, il donna un ébranlement plus catégorique, définitif cette fois, aux formes anciennes de la pensée et de la forme. Reprochant à son aîné d’avoir fréquenté un « milieu trop artiste », il rompit avec tout intellectualisme de profession pour devenir le « mystique à l’état sauvage » dont parle Claudel et faire de lui-même et de sa vie le laboratoire d’où émergerait, non seulement un homme, mais une vision nouvelle. On connaît le succès phénoménal de cette posture durant les décennies qui suivirent. La poésie devenait acte. À la fois terrible et joyeuse, elle mettait le désir et la connaissance au coeur des convulsions révolutionnaires de tout un siècle. Baudelaire et Rimbaud, fraternels et réconciliés pour un temps, guidaient la jeunesse de Mai-68. Et il est probable que nous n’en ayons pas encore terminé avec eux.