LA FABRIQUE DES MANUELS SCOLAIRES
L’équipe des « Passeurs de textes » nous raconte les grandes étapes de la conception de ces manuels de français, qui doivent transmettre la pensée des auteurs dans le respect des réformes ministérielles.
Entre 2018, année sans réforme, et 2019, première année des réformes du baccalauréat, la part des manuels scolaires est passée de 11,3 % à 14,6 % du marché global de l’édition. Ces chiffres fournis par le Syndicat national de l’édition (SNE) montrent le lien étroit entre manuels et programmes scolaires. Pour ce faire, les nouveaux programmes sont livrés, idéalement, un an avant la parution des manuels. Dans la pratique, le dernier agenda fut plus serré que prévu, se souvient le directeur des éditions Le Robert, Charles Bimbenet, puisque le programme a été publié à l’automne 2018, pour des ouvrages à paraître en avril 2019.
Des discussions ont lieu entre les éditeurs et le ministère, lequel donne oralement l’esprit de la réforme, avant de livrer le texte dans sa forme définitive. « Le ministère cadre les périodes, les genres, et parfois même les auteurs à étudier », explique Corinne Abensour, directrice de la collection « Passeurs de textes ». Pour rappel, l’esprit de la dernière réforme, en ce qui concerne l’enseignement du français, fut marqué par un retour en force de la grammaire.
RÉFLEXION ÉDITORIALE
Si les réformes orientent les programmes, cela n’empêche pas les éditeurs d’adopter des partis pris, qui peuvent concerner le dosage entre textes classiques et contemporains, la représentation de certaines catégories d’auteurs, la façon de découper les textes, de formuler les exercices… « Tout ce qui fait qu’un manuel ne ressemble pas à un autre », résume Charles Bimbenet. Des chapitres-tests sont ensuite soumis à des enseignants afin de comprendre leurs souhaits concernant l’évolution des manuels. Beaucoup de modifications en découlent. Enfin, à partir de ces éléments est élaboré un cahier des charges en fonction duquel se répartit le travail entre les auteursenseignants. Dans les cas des « Passeurs de textes », ils sont une vingtaine, agrégés ou non, exerçant dans tous types d’établissements. Surtout, « ils connaissent bien le terrain », explique Corinne Abensour.
DÉCOUPAGE DES TEXTES ET TRAVAIL DE RÉDACTION
Le travail d’écriture prend généralement deux ou trois mois. Les textes étudiés doivent être découpés, appareillés d’une introduction et de questions – pour préparer à l’analyse du texte –, mais aussi enrichis d’éléments de contexte historique et littéraire, précise Élodie Pinel, enseignante médiéviste et auteure de la collection. Les morceaux choisis ne doivent pas excéder une vingtaine de lignes. Charles Bimbenet évoque la difficulté de ce découpage, sachant que le calibrage doit être conçu pour un élève qui pourrait avoir des difficultés de compréhension. L’enseignante Sarah Delale, spécialiste du Moyen Âge elle aussi, explique : « On essaie de découper dans l’oeuvre un moment prenant. » Le manuel idéal doit « donner de la matière au professeur, tout en lui laissant la liberté d’en faire ce qu’il veut. Il confère une matérialité à un programme qui reste conceptuel, en apportant par exemple des éléments de contexte historique pour recréer l’ambiance d’une époque. »
Élodie Pinel se rappelle les conditions d’écriture particulièrement contraignantes des oeuvres intégrales du bac de français, le programme ayant été communiqué en avril 2019, pour un imprimé début juin ! Dans ce cas précis, il a donc fallu revoir in extremis certaines pages, notamment celles consacrées aux exercices d’entraînement à la grammaire pour l’oral de français.
CORRECTION ET MISE EN FORME DU MANUEL
Le travail de correction et de relecture peut s’avérer long, raconte Corinne Abensour : « À ce niveau, mon intervention consiste notamment à harmoniser, à simplifier. »
Se pose alors de nouveau la question de la représentativité des auteurs étudiés et la nécessité d’éviter de véhiculer d’éventuels stéréotypes à travers les personnages de fiction. « Cela consiste à donner une place suffisante à la francophonie ou aux écritures féminines, par exemple, mais sans faire disparaître les incontournables. » Un passage au crible qui n’est pas sans rappeler le travail des sensitivity readers.
Enfin, un « compositeur » met le texte en pages (il fait « tomber » l’ouvrage dans une maquette, explique Charles Bimbenet), et le choix des iconographies se fait dans le même temps. « La maquette est pédagogique, ce qui rend la tâche plus compliquée que pour un éditeur de littérature: il faut beaucoup de couleurs, d’encadrés attractifs, faciles à aborder. » Rendre invisible la complexité d’un tel travail, on s’en doute, est tout un art.