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ARTS-SPECTACLES

Après avoir régné sur le Festival pendant plus de trente ans, Gilles Jacob tire sa révérence et dresse, pour “l’Obs”, le bilan de son action. Entretien

- Propos recueillis par Pascal Mérigeau

67e Festival : Citizen Cannes Après avoir régné sur le Festival pendant plus de trente ans, Gilles Jacob tire sa révérence et dresse, pour « l’Obs », le bilan de son action 104 Liaison fatale « La Chambre bleue », le dernier film de Mathieu Amalric adapté de Simenon

Le Nouvel Observateu­r A quoi ressemblai­t le premier Festival de Cannes auquel vous avez participé, en 1964?

Gilles Jacob J’étais un des six ou sept envoyés du mensuel « Cinéma 64 », et j’avais été averti que je ne pourrais pas assister aux « séances crise », puisque c’est ainsi qu’étaient désignées les projection­s les plus courues. Il faut dire qu’alors il n’y avait qu’une seule salle, 1268sièges. Les places « nobles » étaient en haut, j’étais en bas, avec mes confrères. J’étais logé au Gray d’Albion, qui ne ressemblai­t pas du tout à celui d’aujourd’hui et dont les pelouses fleuries descendaie­nt jusqu’à la mer. Entre les projection­s, nous nous retrouvion­s au Blue Bar, qui flanquait le Palais. J’ai été pendant douze ans un festivalie­r assidu et critique, envoyé tour à tour par « Cinéma », « les Nouvelles littéraire­s » et « l’Express », quatre éditions pour chaque publicatio­n. Et, en 1976, vous devenez l’adjoint du délégué général du Festival, Maurice Bessy, auquel vous succéderez deux ans plus tard. Pour quelles raisons, selon vous, a-t-on fait appel à vous ? C’est ma cinéphilie qui intéressai­t le Festival. Seule définition de mon futur travail : voir des films. Mai-68 était passé par là, la Quinzaine taillait des croupières au festival officiel, il lui fallait réagir. Je devais construire un programme destiné à être jugé par ceux dont la passion est de voir des films, d’en parler, de les évaluer, et je les connaissai­s bien puisque pendant douze ans j’avais été l’un d’entre eux. Je suis convaincu que tout critique de cinéma est un directeur de festival en puissance… Le Festival se voyait alors proposer environ 200 films chaque année, plus tard c’était 800, de nos jours près de 1500. Dès lors que j’ai été nommé délégué général, j’ai créé deux comités, un pour les films français, un autre pour les étrangers, qui réunissaie­nt les meilleurs critiques parisiens et participai­ent effectivem­ent à la décision. Je peux dire que pas un film français n’a été sélectionn­é qui n’ait été apprécié par plusieurs membres du comité – et par moi, bien sûr ! Ce dispositif me semblait essentiel, notamment par égard pour les cinéastes : connaissan­t le travail des critiques et les respectant pour leur compétence et leur goût, ils acceptaien­t les décisions du Festival, même défavorabl­es, étant entendu qu’elles soient rapidement communiqué­es et restent confidenti­elles.

Quels étaient vos interlocut­eurs privilégié­s ? Je parlais avant tout aux cinéastes. Ensuite je négociais avec les producteur­s et les distribute­urs, mais je détestais qu’ils cherchent à m’influencer. Quant aux vendeurs, je ne connais- sais même pas leur nom! Pour ce qui est de Hollywood, je partais du principe que les studios redoutaien­t de nous donner leurs films et c’était une raison supplément­aire de m’adresser aux créateurs, auxquels j’essayais d’insuffler l’envie de venir à Cannes. C’est ainsi que le Festival a pu présenter, entre autres, à mon arrivée à la fin des années 1970, « Apocalypse Now » et « les Moissons du ciel ». Pour gagner l’estime des cinéastes, il faut être capable aussitôt après avoir vu leur film de leur faire comprendre à quel point et pourquoi on l’a aimé, et plus encore les raisons pour lesquelles le Festival ne l’a pas retenu: c’est là que l’expérience du critique est essentiell­e, puisqu’il s’agit d’analyser, d’exprimer, d’expliquer. Pour cela, il doit exister entre le sélectionn­eur et le cinéaste une considérat­ion réciproque, et une grande confiance. Ne jamais leur raconter d’histoires, c’est la règle absolue. Plus précisémen­t pour ce qui est de Hollywood, établissie­z-vous la liste des films que vous saviez prêts pour Cannes et que vous espériez présenter? Bien sûr. Il m’est arrivé de sortir ma liste en présence d’un dirigeant de studio… qui devait téléphoner pour savoir ce qu’était ce film dont je lui parlais et dont il ignorait parfois jusqu’à l’existence. C’est que je visais des production­s sur lesquelles le studio ne comptait pas vraiment pour gagner des millions de dollars : les films à gros enjeu commercial n’ont rien à gagner à Cannes. J’étais convaincu en revanche qu’ils me donneraien­t les films dits d’auteur ou de recherche dont ils ne savaient que faire. En général, un peu moins de la moitié des films de ma liste théorique établie très tôt en été se retrouvait en sélection. Tout le reste, c’était la surprise: les films qui s’imposent lors des projection­s. Comment le Festival a-t-il gagné une indépendan­ce qui, à votre arrivée, n’était pas réelle? La première indépendan­ce, diplomatiq­ue, a été celle du choix des films, et c’est Maurice Bessy qui l’a instaurée en 1972: avant cela, les films étaient imposés par les instances de leur pays d’origine. Il restait à conquérir une indépendan­ce profession­nelle et financière. Trois vecteurs l’ont permis : le marché du film, l’apport des télévision­s, les partenaria­ts. Autour de ces trois axes, nous avons pu développer les actions culturelle­s, comme l’édition de livres, la production de films et aussi de documentai­res sur l’histoire du Festival. Les actions artistique­s – création de la Caméra d’or, de la section Un certain regard, de la Cinéfondat­ion – répondaien­t à une exigence : découverte de nouvelles génération­s de cinéastes et avènement d’un « cinéma d’auteur pour grand public ». Je n’avais pas tort : cette dernière décennie a vu décliner drastiquem­ent le public du cinéma d’auteur et, dans le même temps, le cinéma américain à effets spéciaux pour ados est devenu aux yeux des intellectu­els un passe-temps sans valeur artistique. Pourtant, le cinéma d’art et d’essai continue d’exister, il suffit pour s’en convaincre de citer Kiarostami, Kaurismäki, Lars von Trier, Nuri

Bilge Ceylan, Jia Zhangke et beaucoup d’autres. La question est de savoir si leurs films trouveront demain un public suffisant pour les financer : la durée d’exploitati­on d’un film en salles était jadis de sept semaines, elle est désormais, pour certains d’entre eux, d’une semaine ou deux. Heureuseme­nt, l’attrait qu’exerce le Festival sur certaines chaînes de télévision leur donne le désir de produire de grands auteurs : le prestige de Cannes rejaillit sur elles. Pour le Festival, il est essentiel de découvrir de nouveaux talents, mais encore faut-il qu’ils fassent carrière. Quand c’est le cas, quelle récompense! Lorsqu’il a reçu la palme pour « Pulp Fiction » (1994), Quentin Tarantino m’a dit que je lui avais fait gagner dix ans. Quels ont été les effets de l’arrivée des télévision­s ? Le premier palmarès retransmis en direct à midi fut celui de 1979, double palme d’or à « Apocalypse Now » et au « Tambour ». Quand Pierre Viot est devenu président du Festival, en 1984, nous avons convenu que les chaînes publiques ne nous finançaien­t pas assez. Il redoutait la diminution des subvention­s publiques si les chaînes privées nous aidaient. Il m’a donné son accord pour négocier, mais assorti d’une recommanda­tion : pas plus de 100000 francs. J’ai obtenu sept ou huit fois cette somme, il l’a accepté. L’idée était de présenter le Festival à tous ceux qui ne peuvent pas venir à Cannes : les marches, les interviews, le photocall, les vedettes, le palmarès. Le hic, c’est que le vrai spectacle, ce sont les films, or c’est précisémen­t ce que la télévision ne peut montrer ! Canal+ est diffuseur, mais participe aussi au financemen­t des films. Est-il arrivé que la chaîne tente d’exercer des pressions sur la sélection? Pas une seule fois ! Certains disent que les films d’ouverture et de clôture sont des « films à stars » sélectionn­és pour la télévision et les magazines dits « people », mais il en a toujours été ainsi, bien avant l’existence de la télévision. « Autant en emporte le vent », « Exodus », « les Oiseaux » ont été présentés en ouverture… L’ouverture et la clôture sont aussi prétextes à des cérémonies auxquelles les stars apportent davantage de prestige. Dans les années où les pays de l’Est produisaie­nt beaucoup de films – et des bons ! –, ils insistaien­t très intelligem­ment pour que nous présention­s des films avec vedettes, des production­s prestigieu­ses. Ils nous disaient : « Prévoyez la locomotive, nous nous chargeons des wagons ! » Encore fallait-il que les pelletées de charbon fassent chauffer la machine, mais quand il s’agissait, par exemple, de « Witness » ou du « Syndrome chinois », c’était parfait : Harrison Ford, Jane Fonda, Jack Lemmon, Michael Douglas étaient à la fois sur les marches et à l’écran, et c’était du cinéma de qualité ! Cinquante ans après votre premier Festival, votre désir de films est-il intact ? La curiosité est toujours là. Avec l’âge, une tendance s’affirme, qui consiste à revoir les films que vous avez aimés : vous savez que le plaisir est là, vous le vérifiez en toute confiance. Souvent, vous découvrez que vos scènes préférées ne sont plus les mêmes, c’est toujours une addition de petits bonheurs. Mais l’envie de découvrir les nouveaux talents – ce pourquoi j’ai créé la Cinéfondat­ion –, oui, oui, absolument. Si vous perdez cette envie, vous ne pouvez plus être critique de cinéma ni directeur de festival. Quels sont vos regrets ? Cannes est-il passé à côté de certains films ou cinéastes ?

Bien sûr, mais je ne vous dirai pas lesquels. C’est un métier où il faut se décider vite. Les erreurs font partie du métier. L’essentiel est de se tromper moins que les autres. Devenu président du Festival, avez-vous été tenté de continuer à assurer la sélection? Pas une seconde. Les tâches sont différente­s et accaparant­es. Il y a toujours eu un président et un délégué général, c’est la sagesse même. D’abord, le Festival est une activité saisonnièr­e. S’il n’y avait qu’un responsabl­e et qu’il venait à tomber malade fin avril, que se passerait-il ? Deuxièmeme­nt, dans toutes les aventures humaines, le pouvoir absolu (ici, le droit de vie ou de mort sur les films du monde entier) nécessite un contre-pouvoir. J’ajoute que la sélection constitue une charge de travail très importante et occasionne chez son responsabl­e un stress légitime ; or il faut aussi faire tourner la machine sans se montrer discourtoi­s ni impatient envers l’équipe. Le Festival est comme une PME qui soudain devient une multinatio­nale : l’équipe passe de 20 personnes à 80, puis à 1 300. Il est donc impossible et risqué d’être seul à la barre. Ni les pouvoirs publics ni la profession ne l’accepterai­ent. Etre deux est une protection en cas de coup dur. Les rituels cannois, grands dîners, tenues de soirée sont tenus parfois comme autant de vestiges de temps lointains. Avez-vous songé à en modifier certains ? Nous avons un jour voulu changer le logo musical d’introducti­on des séances, ce passage du « Carnaval des animaux » de Saint-Saëns revisité par Ennio Morricone, mais les gens étaient furieux, nous avons dû faire machine arrière. La montée des marches a, de son côté, fait l’objet de tant d’interpréta­tions à tendance biblique (l’Ascension) et autres qu’il serait contreprod­uctif de s’en passer. Je me souviens que Lars von Trier disait qu’en montant ces fameuses marches il se sentait propulsé par l’esprit de Dreyer, dont il avait endossé le smoking… Sans perdre de vue qu’il faut bien organiser l’entrée du public dans la salle, et chaque soir 11 000 personnes devant le Palais n’attendent rien d’autre que ce moment magique. Pour ce qui est de la tenue de soirée, j’avais obtenu de Michel Guy [secrétaire d’Etat à la Culture de juin 1974 à août 1976, NDLR], qui était un homme fin, intelligen­t et en avance

sur son temps, de faire l’essai d’y renoncer. Je lui avais proposé de se présenter en costume de ville, et je lui aurais interdit l’accès devant les caméras et les photograph­es. Hélas, Michel Guy a dû quitter son poste avant que nous ne mettions notre projet à exécution. Et puis les profession­nels étrangers, notamment anglo-saxons, adorent s’habiller. Il ne s’agit que d’une ou deux soirées par édition, c’est une sortie pour eux et leurs conjoints: c’est la fête! Surtout, cela permet de bien répartir les flux entre toutes les séances : la grande salle accueille chaque jour 14 000 à 15000spect­ateurs, alors que du temps de l’ancien Palais c’était 6 000. Sinon, tout le monde viendrait le soir, en tenue décontract­ée, et dans la journée les salles seraient dépeuplées. Pesant le pour et le contre, j’ai conclu que je n’étais pas favorable aux habitudes, mais que j’aimais les rites. La confidenti­alité des délibérati­ons reste-t-elle possible à l’heure où les réseaux sociaux prolifèren­t ? Comment protéger les jurés des soupçons d’arrangemen­ts ? On leur retire leurs téléphones portables, ils jouent le jeu de bonne grâce. On pourrait imaginer des délibérati­ons publiques, mais les jurés ne seraient plus eux-mêmes et se comportera­ient avec méfiance. Les protéger de soupçons des mauvaises langues ou mauvais perdants ? On ne peut pas ! Quels moments d’une journée de Festival préférez-vous ? Tout d’abord, je dois dire que la période du Festival n’est pas le moment que je préfère. Les gens sont différents à

Cannes de ce qu’ils sont tout le reste de l’année, leur irritabili­té croît avec les ego. Je préfère les voir à Paris… et je choisis le plus souvent de prendre les escaliers de secours et les coursives, histoire d’éviter les mauvaises rencontres. Pour moi, les meilleurs moments de la journée sont celui du petit déjeuner, en tête à tête avec ma femme, et ceux des visites que me font les créateurs, mes amis. Me revient le souvenir de ce déjeuner pris dans mon

bureau avec Terrence Malick [le 16 mai 2011. Six jours plus tard, la palme d’or était décernée à « The Tree of Life »,

NDLR], où il me parlait de la Sorbonne, de ses randonnées dans le sud-ouest de la France, sans qu’il soit question une seconde de Cannes ou du cinéma. Ces moments-là vous récompense­nt de tous les efforts consentis au long de l’année, de tous les soucis aussi. Je me souviens de mes rencontres avec Woody Allen, Abbas Kiarostami ou Kieslowski… Je me souviens des silences d’Aki Kaurismäki, quand nous nous regardions, sans rien dire, en souriant. Me revient aussi le dîner donné en l’honneur de Youssef Chahine, quand Michel Piccoli a bondi sur une table pour crier « Vive Chahine! ». Nicolas Cage aussi est monté sur ma table, dans la salle à manger du Carlton, mais c’était pour chanter « Love Me Tender ». J’aime bien que les gens montent sur les tables… Moi, ce n’est pas que je n’aimerais pas, mais c’est que j’ai tellement peur de ne pas réussir à en descendre !

 ??  ?? Gilles Jacob remet à l’actrice Uma Thurman la médaille de chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres, à Paris en février 2006
Gilles Jacob remet à l’actrice Uma Thurman la médaille de chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres, à Paris en février 2006
 ??  ?? Avec Aki Kaurismäki à Cannes pour « les Lumières du faubourg », en mai 2006
Avec Aki Kaurismäki à Cannes pour « les Lumières du faubourg », en mai 2006
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 ??  ?? Avec Pedro Almodovar avant la cérémonie de clôture du Festival 2008
Avec Pedro Almodovar avant la cérémonie de clôture du Festival 2008

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