L'Obs

“Le marinisme est une auberge espagnole !”

Pour l’historien Nicolas Lebourg, le nouvel âge du lepénisme illustre une radicalisa­tion “néopopulis­te” à l’oeuvre dans toute l’Europe

- Propos recueillis par Renaud Dély

Le Nouvel Observateu­r Sur le fond, le projet du FN de Marine Le Pen est-il en rupture avec celui de son père? Nicolas Lebourg Je ne parlerais pas de rupture, mais il est vrai que le programme frontiste a évolué sur bien des points. Globalemen­t, il se traduit aujourd’hui par une radicalisa­tion de la conception de l’exécutif. Ainsi, Marine Le Pen explique qu’une fois présidente elle assurerait un appel permanent au peuple, marginalis­ant la représenta­tion populaire et les corps intermédia­ires. De même la sortie de l’euro devrait-elle mener au rétablisse­ment de l’étalon-or et à la possibilit­é pour l’Etat de s’endetter auprès de sa banque centrale. Enfin, l’identité nationale devrait être fixée par un néolaïcism­e qui passe de la séparation des Eglises et de l’Etat à l’éliminatio­n de tout signe cultuel dans l’espace public. Au total, le FN de Marine Le Pen propose un souveraini­sme intégral (politique, économique, culturel) qui promet à l’électeur d’être protégé de la globalisat­ion économique et culturelle et d’avoir la jouissance tant des gains du capitalism­e entreprene­urial que de la protection de l’Etat-providence. Le « marinisme », c’est bien plus un « ethno-libéralism­e » qu’un « virage à gauche ». Et, par rapport au FN de son père, on peut se demander si l’on n’assiste pas à une radicalisa­tion plutôt qu’à une pondératio­n. Le rejet du musulman est devenu une figure dominante du discours FNet l’antisémiti­sme semble avoir disparu. Est-ce à dire que la hiérarchie des ennemis de l’extrême droite a évolué? Il ne faut pas mésestimer le poids que peuvent avoir dans l’appareil militant du parti les thèses d’Alain Soral. Mais le FN s’est toujours appliqué à retranscri­re les crispation­s sociales du moment. Or on a évolué: en 1966, un sondage Ifop sur « les Français et le problème juif » révélait qu’un sondé sur cinq était antisémite, que seulement un sur quatre reconnaiss­ait « l’assassinat de plus de 5 millions de juifs européens » comme « un fait exact », et qu’un sur deux ne voterait pas à une élection présidenti­elle pour un candidat juif. De nos jours, l’islamophob­ie est devenue plus tendance que l’antisémiti­sme. On voit d’ailleurs que hormis Soral et Dieudonné peu de polémistes ont pu créer un marché de l’un, alors que beaucoup le font de l’autre et, dans notre époque, c’est un vrai marqueur. On perçoit une crispation altérophob­e globale depuis 2001, mais l’islamophob­ie est devenue une idéologie de masse. Elle fait des tares de la société postindust­rielle celles de la société multicultu­relle. Ce seraient les musulmans qui changeraie­nt nos modes de vie, et non plus la financiari­sation, le boom technologi­que, la postmodern­ité. Le FN a compris que, politiquem­ent, c’est devenu un créneau porteur, comme l’antisémiti­sme répondait jadis au passage de la société rurale nationale à l’industriel­le internatio­nale. L’obsession identitair­e du FN se renforce et pourtant son programme semble édulcorer le concept de « préférence nationale ». Y a-t-il là une contradict­ion? Dans les années 1970, le concept identitair­e était réduit à l’extrême droite radicale. La dimension ethno-culturelle est ensuite devenue obsédante au FN dans les années 1990. Aujourd’hui, on a un grand écart: le FN parle de nationalis­me de contrat social, mais en même temps il cible régulièrem­ent les Français de « fraîche date » ou musulmans. Ce n’est pas 100% rationnel mais cela correspond plutôt bien à l’état de l’opinion, qui demeure attachée aux référents républicai­ns mais où les crispation­s et concurrenc­es identitair­es sont foison. La France rêvée aujourd’hui par le FN est celle de l’ère industriel­le, avec la valeur travail, la mythificat­ion d’une solidarité des petits et d’une hiérarchie méritocrat­ique légitime. Idéologiqu­ement, la « préférence nationale » demeure la pierre angulaire mais, en se combinant dans le discours avec le néolaïcism­e et le protection­nisme industriel, il y a désormais une offre de protection globale qui permet de viser plus de segments électoraux. Ainsi, face à la crise, le FN est le seul parti qui propose de régler le chômage par deux dispositif­s (la « préférence nationale » et le « protection­nisme intelligen­t ») qui ne demandent aucun sacrifice à aucun électeur. C’est une offre politique puissante.

Alors que Jean-Marie Le Pen semblait se satisfaire d’exercer une fonction tribunicie­nne, sa fille revendique clairement la conquête du pouvoir, local et national… Le père ne voulait pas de succès locaux déstabilis­ant sa présidence. Il n’était pas si détaché de la course au pouvoir qu’on le dit maintenant: en 1988, il pensait atteindre le second tour de la présidenti­elle. Il songe alors à changer le nom du parti. Quelque chose se casse après 1995, et le doute se généralise au sein du FN quant à son envie de gagner. Cela a amplement contribué à la scission mégretiste, et Marine Le Pen sait qu’elle doit marteler son désir de victoire pour tenir la barque. Or, pour gagner, il y a une dialectiqu­e entre le local et le national. Dès 1976, François Duprat, le numéro deux de l’époque, expliquait qu’il fallait avoir des postes d’élus locaux, pour que les cadres n’aillent pas faire carrière dans les partis de droite. Les numéros deux suivants, Jean-Pierre Stirbois dans les années 1980 puis Bruno Mégret dans les années 1990, ont prôné la même stratégie. Marine Le Pen a compris que pour réussir, et accéder un jour au pouvoir, elle ne devait pas commettre la même erreur que son père. Après tout, quand le Parti communiste était accusé d’être l’agent d’un totalitari­sme étranger, il avait su se normaliser par le communisme municipal, présenter des instituteu­rs comme candidats, etc. Un parti qui prétend se « dédiabolis­er », pour reprendre la terminolog­ie du FN, doit en passer par là. Marine Le Pen prétend avoir rompu avec le passé de l’extrême droite. Le FN est-il aujourd’hui un mouvement sans racines et sans mémoire? L’extrême droite est bien plus une « vision du monde » qu’un programme précis. Les équilibres internes comme le programme du FN ne se comprennen­t que par l’histoire de l’extrême droite. Le FN n’a certes rien à voir avec le fascisme, mais tout avec une veine nationale-populiste qui est un courant d’extrême droite existant dans notre vie politique depuis les années 1880. Il le mâtine de l’évolution « néopopulis­te » que connaissen­t actuelleme­nt tous les partis d’extrême droite européens et qui consiste à mettre en avant un Etat culturelle­ment protecteur des libertés individuel­les et populaires contre le multicultu­ralisme et la technocrat­ie euro-libérale. Le FN d’aujourd’hui est une auberge espagnole: on y fait son marché idéologiqu­e, c’est aussi ce qui permet d’agréger des gens très divers. Pourquoi le FN a-t-il toujours tant de mal à nouer des alliances avec ses « partis frères » au Parlement européenal­ors que la montée de l’extrême droite est un phénomène que l’on observe dans de nombreux pays de l’UE? Dès l’après-guerre, il y a eu une multitude de tentatives d’union européenne de mouvements d’extrême droite. Cela a toujours été un échec. Depuis qu’il y a les élections européenne­s, c’est encore plus délicat, car chaque parti essaie de nouer des alliances avec des correspond­ants qui ne nuisent pas à son image à l’intérieur de son propre pays. Les alliances européenne­s du FN n’ont jamais eu de cohérence idéologiqu­e et, à diverses reprises, il a semblé profondéme­nt méconnaîtr­e certains de ses partenaire­s. Cela dit, ce scrutin sert de défouloir aux votants. Le FN y fera un excellent score car il parvient à dire qu’il s’oppose au libéralism­e culturel (rejet de l’immigratio­n, désir d’ordre) et au libéralism­e économique (dénonciati­on de Bruxelles comme cheval de Troie de l’ultralibér­alisme). Cette double opposition constitue le coeur de sa différenci­ation. Un sondage Sofres de 2012 montre que l’électorat FN a une vision ethnicisée des questions sociales, mais qu’il défend les restes de l’Etat-providence: il veut le renforceme­nt des services publics à 18% (contre 10% pour les électeurs sarkozyste­s) et une surveillan­ce de l’économie par l’Etat à 57% (contre 32% chez les sarkozyste­s). Ce sont des traits communs à tous les partis d’extrême droite européens de ce début de xxie siècle. Partout, ils proposent un contre-récit à la toute-puissance du capitalism­e et à une société sans autre horizon commun que le consuméris­me et l’individual­isme. Ces formations ciblent un « autre » responsabl­e de tous les troubles culturels, économique­s et sociaux, et dont l’exclusion permettrai­t de redevenir un « nous » solidaire. En face, le seul récit proposé, pour l’heure, consiste à vouloir tenir les déficits pour éviter d’être puni par Bruxelles…

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Marine Le Pen, en visite au marché de Noël des ChampsElys­ées, le 9 décembre 2013. Derrière elle (avec des lunettes), son candidat à la mairie de Paris, Wallerand de Saint-Just

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