L'Obs

Journal d’un ministre au travail

Lutte contre le chômage, dialogue social, réformes… Le 14 mai, Michel Sapin publie chez Flammarion “l’Ecume et l’Océan”, bilan de deux années au ministère du Travail

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Ecrire un livre tout en étant ministre n’est pas chose aisée. Je balaye tout de suite une première critique : « S’il a le temps d’écrire un livre, c’est qu’il n’a pas grand-chose à faire. » C’est tout l’inverse : écrire, c’est penser. Coucher sur le papier ce que l’on fait et ce que l’on veut faire conduit à se poser des questions fondamenta­les. Est-ce le bon chemin ? Ai-je raison de persévérer dans cette voie ? Au fond, qu’est-ce qui bloque ? Ecrire un livre est donc cet exercice de vérité si particulie­r, ce moment où l’on se regarde soi-même et où l’on se dit: « Mais que fais-tu ? » Je pense que l’exercice est nécessaire – en tous les cas je l’assume– car il rompt les routines de l’administra­tion ou la surexcitat­ion de l’informatio­n en continu. Les moments d’introspect­ion ne sont pas si nombreux dans la vie et encore moins dans l’action politique où nous nous trouvons sommés d’avoir en permanence des certitudes et des explicatio­ns sur tout. Un livre, c’est d’abord un questionne­ment, l’alliance de la pensée et de l’action.

Un accord historique

Comment lutter contre la précarité ? C’est-à-dire le temps partiel subi, la succession de contrats courts ou la perte de ses droits sociaux dans la rupture du chômage, parfois même dans la reprise d’un emploi avant la fin de son chômage. Entre deux mois d’indemnisat­ion et un CDD d’un mois, que choisir? C’est une vraie question, posée bien plus souvent qu’il n’est imaginable. Comment anticiper les mutations de l’économie, les soubresaut­s et les changement­s rapides, la conjonctur­e en dents de scie et la nécessité de savoir traverser des orages ? Comment faire pour sauvegarde­r l’emploi dans ces cas ? Sauf à retrouver demain une croissance forte, il faut bien savoir répondre à ces questions. La croissance reviendra, c’est une évidence, mais nous devons aussi apprendre à faire sans, ou avec peu. Et quand la situation est désespérée, comment faire pour licencier sans mettre en péril toute l’entreprise ? Et comment garantir que les salariés soient, pour le plus grand nombre possible, reclassés ? Au-delà des postures et des incantatio­ns – quelles qu’elles soient –, ce sont là des questions pour une société adulte, dans laquelle les individus et les groupes sont capables de se regarder dans les yeux et de se parler honnêtemen­t. […] Mais ce mois de décembre 2012 résiste. Le processus de la négociatio­n pour la sécurisati­on de l’emploi est tendu. L’accord ne vient pas et le délai imparti aux partenaire­s sociaux arrive à son terme. Le gouverneme­nt refuse cependant l’échec, certain qu’un accord est possible et à portée de main. Le 17 décembre, il m’est demandé de commenter la négociatio­n sociale. Je suis resté plutôt discret jusque-là, afin de ne pas gêner les partenaire­s sociaux, mais il est utile de rappeler les grands enjeux de cette négociatio­n qui n’est pas l’affaire des seuls partenaire­s sociaux, mais de la société française tout entière. Le gouverneme­nt attend une réforme en profondeur. Nous ne voulons pas d’un accord insipide, nous voulons un accord qui ait des conséquenc­es profondes pour la société et pour le fonctionne­ment des entreprise­s. […] Nous donnons quelques jours de plus à la négociatio­n sociale, après les fêtes. Janvier sera conclusif ou l’accord ne sera pas, et le bel élan du dialogue social à la française, cassé net. J’ai de longues conversati­ons avec chaque leader syndical entre Noël et le jour de l’An. C’est la partie discrète de la négociatio­n sociale, le moment où le politique et le syndical essayent de trouver des solutions ensemble pour sortir ensemble d’un processus qui les lie de toute façon. […] C’est la dernière ligne droite. Toute l’attention et la tension se cristallis­ent sur le 10 janvier, date prévue pour la dernière séance de négociatio­n. La presse ajoute à la pression. […] En une, « le Parisien » titre « Mettez-vous d’accord! » Mais les syndicats se présentent divisés à l’ultime séance de négociatio­n. « Le dernier texte contient des avancées pour de nouveaux droits », estime Patrick Pierron (CFDT), avant d’entrer dans la séance. Stéphane Lardy affirme une autre position: « FO ne sera pas le fossoyeur du droit du travail. » La séance débute. Après une suspension, un nouveau texte est transmis par le patronat. Il ne comporte toujours aucune dispositio­n sur la taxation des contrats courts, mais il retire la propositio­n de contrat de projet à durée indétermin­ée et des dispositio­ns sur le contentieu­x du licencieme­nt. Le compromis n’est pas trouvé le 10 au soir. Il ne reste plus qu’une journée de discussion. […] Le 11 janvier, à 13 heures, le patronat, dans un effort ultime, propose un dispositif sur la majoration de la cotisation d’assurance chômage des contrats les plus courts. L’équilibre se fait ! Enfin ! Au terme d’une journée marathon, trois syndicats annoncent leur intention de signer l’accord (CFDT, CFTC, CFE-CGC)

avec trois organisati­ons patronales (Medef, CGPME, UPA). C’est fait, ils ont réussi ! Et c’est historique. […]

“Les courberies de Sapin”

L’expression est née lors de mes discussion­s avec le président de la République durant l’été 2012 mais, en toute franchise, je peine à me souvenir exactement quand. Nous savons qu’il faudra du temps, que le chômage augmentera encore, puis fléchira, se stabiliser­a, avant de décroître. Au fur et à mesure, cette expression « inverser la courbe du chômage » campe et formule l’objectif de redresseme­nt. […] Nos leviers sont réduits. Nous le savions. Aussi réduits, d’ailleurs, que l’objectif était immense. Mais cela ne nous a pas fait reculer car, en nous donnant un objectif fort, nous avons mis en marche toutes les forces de l’Etat et de la société. Ce n’est pas vain! Nous pouvons discuter pour savoir si l’inversion de la courbe du chômage a été atteinte à la fin de l’année 2013. Ce n’est pas le cas, selon l’indicateur des inscrits à Pôle Emploi, mais l’inversion a bien été réalisée, selon l’indicateur du chômage au sens du BIT, mesuré par l’Insee, ce qui fournit la référence internatio­nale. S’il est impossible de parler de réussite sur toute la ligne, nous avons connu des victoires – des défaites, aussi. En tout état de cause, la lutte continue.[…] Les mois passent et se ressemblen­t. S’habitue-t-on ? J’ai demandé à mes prédécesse­urs, ils m’ont dit : « Tu verras, c’est le calvaire, le chiffre tombe tous les mois. » Et, pourtant, jamais il n’est possible de s’habituer. Nous continuons notre travail de fourmi pour popularise­r les emplois d’avenir et convaincre les employeurs, dans un contexte peu évident. […] Il est possible de mobiliser les services – dévoués et compétents –, mais personne n’a de baguette magique. Est-ce un aveu d’impuissanc­e ? Non, c’est le questionne­ment de tout responsabl­e politique en action. Et d’impuissanc­e, il n’y en a pas : la politique de l’emploi peut créer des emplois, mais le relais dans les entreprise­s du secteur marchand doit arriver, car c’est là qu’est le vrai levier. En attendant, il faut tenir, quitte à prendre la réalité à revers : c’està-dire ne pas céder d’un pouce sur l’inversion de la courbe. Alors, s’enfermet-on dans celle-ci, prisonnier­s que nous serions d’un engagement maintenu coûte que coûte parce que l’erreur aurait été commise de le formuler ? Estce de l’autisme ? Ces questions se posent. Et nous nous les posons nousmêmes. Nous sommes en fait au coeur de la difficulté politique de l’exercice : le choix d’un message volontaris­te, au risque d’un certain décalage, pour emmener avec lui la société et la déterminat­ion d’une administra­tion. […]

Emplois d’avenir

Une critique parcourt les colonnes des journaux. « Ce sont des emplois aidés, doncpasdev­raisemploi­s. » Oui, ce sont des emplois aidés. Mais au nom de quoi seraient-ils plus honteux que d’autres emplois ? Que ceux qui en doutent aillent voir ces jeunes et leur disent les yeux dans les yeux que leurs emplois sont faux et que leur travail est faux ! Certes, la politique de l’emploi a un coût, mais le chômage a aussi un prix, et un prix plus grand encore. L’indemnisat­ion moyenne du chômage est de 1 100 euros par mois, soit 13 000 euros par an. A cela s’ajoute le coût du désespoir des jeunes ou des chômeurs de longue durée. Rien n’est plus cher, à vrai dire, que la démoralisa­tion d’un pays. A ce prix, l’inactivité complète est-elle vraiment préférable à une activité utile qui joue comme un tremplin ? J’entends alors que les emplois aidés sont « despetitsb­oulotsbasd­egamme ». C’est encore faux dans le cas des emplois d’avenir. Près de neuf emplois d’avenir sur dix sont recrutés à temps plein. 56% des jeunes sont dans l’emploi pour trois ans et plus et, dans le secteur marchand, deux tiers des recrutemen­ts en emploi d’avenir sont en CDI. Enfin, la formation est déjà une réalité immédiate pour un jeune sur trois. « Soit, maiscesemp­loisaidésf­abriquent desassisté­s », me rétorque-t-on encore. Rien n’est plus faux. L’emploi aidé est une dépense active. Ne vaut-il pas mieux aider une entreprise ou une collectivi­té à recruter une personne et lui donner du travail que verser des allocation­s ? Les emplois aidés donnent une raison de se lever le matin, une habitude de travail, une utilité sociale, des compétence­s, une qualificat­ion. C’est, à vrai dire, l’inverse de ce que certains appellent l’assistanat. […] © Flammarion, 2014.

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Michel Sapin, le 22 avril, à son bureau du ministère des Finances, à Bercy

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