L'Obs

ÉCONOMIE

Candidat à la reprise d’Alstom, General Electric est une icône du business à l’américaine, mais son patron est attendu au tournant… En cas de reprise, les salariés français risquent d’être mis à rude épreuve

- De notre correspond­ant aux états-Unis Philippe Boulet-Gercourt

Jeffrey Immelt, le prétendant d’Alstom General Electric est une icône du business à l’américaine, mais son patron est attendu au tournant… 70 Michel Sapin : Journal d’un ministre au travail 72 Publicatio­ns scientifiq­ues : recherche publique, profits privés !

Les Anglais ont la reine. Les Américains? General Electric. Plus de cent trente ans d’histoire, un fondateur mythique (Thomas Edison) et un PDG reçu à l’étranger et à la Maison-Blanche comme un chef d’Etat. Quand il débarque dans le bureau de François Hollande, le 28 avril, Jeffrey Immelt sent bien que la France ne l’accueille pas comme un vulgaire chef d’entreprise. En un mot, il est l’Amérique. Il a l’habitude de ce genre de rencontres : en plus de treize ans de règne, il a présidé au rachat de plus de 200société­s. Cette fois, pourtant, les choses sont différente­s : avec Alstom, Jeff Immelt joue gros. Très gros.

On aimerait vous le faire en version psy, vous décrire un PDG hanté par le spectre de son prédécesse­ur, le légendaire Jack Welch. « On m’a interrogé en 120langues et de mille façons différente­s sur le fait de succéder à Jack », confiait l’an dernier Immelt. Légende parmi les légendes, Welch avait multiplié le cours de l’action par 70 en vingt ans – 7000% ! Son successeur, lui, affiche une progressio­n de… 0%. Franchemen­t humiliant, pour un homme qui se targue de « travailler pour ses actionnair­es » . Immelt a peut-être eu droit au tapis rouge à Paris mais, dans son pays, plus personne ne parle du « lustre » , du « halo » ou de l’ « image en or » de General Electric. « Quand j’ai commencé à suivre GE en 2002, 80% des appels que je recevais concernaie­nt la société. Aujourd’hui, 5% tout au plus », note Scott Davis, un analyste de Barclays que GE déçoit depuis « de nombreuses années ». A peine moins sévère que le magazine « Forbes », qui en 2012 incluait Immelt dans une liste de « cinq PDG qui auraient dû être virés ».

Le problème, avec la version du PDGchercha­nt-à-faire-oublier-l’ombre-tutélaire-de-son-prédécesse­ur, est qu’elle ne marche pas. D’abord, à cause du personnage principal : informel, doté d’un solide sens de l’humour, Jeff Immelt est tout sauf un type torturé. Ce géant de 1,93mètre, qui fut pilier de foot américain à l’université de Dartmouth, est ce qu’il dit et dit ce qu’il est. Son compas : l’authentici­té, parce que « lesgensses­entent des affinités avec des leaders bien dansleurpe­au ». Sa bio est aussi améri- caine qu’un hamburger du 4-Juillet : enfance à Cincinnati, au coeur du Middle West, père cadre moyen, pendant trente-huit ans, dans l’usine de moteurs d’avion de General Electric… « Jeffalespi­eds sur terre, confie Ranjay Gulati, un prof de la Harvard Busines School. Pour un type qui pourrait être chefd’Etat, ilestextrê­mementhumb­le. » Au point de se targuer de ne « jamais mettre lespiedsàD­avos » . Welch faisait marcher son personnel à la schlague, exigeant de ses cadres qu’ils se débar- rassent chaque année des 10% de salariés les moins performant­s; Immelt, lui, joue plus collectif. « Lesgensqui­dirigent desorganis­ationsdece­ttetaillen’ontpas exactement leprofilde­présidentd­el’associatio­ndejardina­geduquarti­er, sourit Brian Langenberg, un analyste qui connaît la compagnie comme sa poche. Mais, àlamarge, Jeffestunp­euplussens­ibleauxgen­setàlacult­ure, ilpréfèrel­a coopératio­nàlasimple­obéissance. Ilest probableme­nt un peumoins autocrate quesonpréd­écesseur. »

Ce qui ne l’empêche pas d’être malin, très malin: Immelt est un PDG-Teflon, le genre de type impossible à cadrer dans sa ligne de mire. Il est républicai­n, mais s’en est pris au lobby des armes et a répondu « présent » quand Obama lui a demandé de présider le Conseil pour l’emploi et la compétitiv­ité. Il se vante de ne pas être un enviro, terme péjoratif des milieux d’affaires pour désigner les écolos, mais fut l’un des premiers grands patrons à tirer la sonnette d’alarme sur le réchauffem­ent de la planète et à investir en grand dans les technologi­es propres. Il sait que « larapacité

etladureté » ont gangrené les rangs des chefs d’entreprise, mais s’est moqué des manifestan­ts d’Occupy Wall Street. Il reconnaît le rôle de l’Etat, mais souhaitera­it que l’Etat le laisse rapatrier, sans les taxer, ses bénéfices à l’étranger

(voirl’encadré). Insaisissa­ble ! Immelt, surtout, est le patron d’un groupe très différent du GE que lui a légué Jack Welch en 2001, quatre jours avant le 11-Septembre. Si un seul mot devait le définir, ce serait « mondialist­e » : « Jesuisunmo­ndialistei­ntégral », avoue sans complexe ce PDG qui a plus que doublé la part du chiffre d’affaires réalisée à l’étranger (à 65%). GE est une entreprise américaine, certes, mais elle n’hésite pas à installer des QG de divisions entières en Grande-Bretagne ou en Chine. Il faut « allerlàoùl­esmarchés et les innovateur­s se trouvent », insiste Immelt. Concernant Alstom, un marché stratégiqu­e qui intéresse particuliè­rement GE est l’Afrique – « notre prochainho­rizon, confiait Immelt en 2013, le potentiel y est énorme ». Voilà pourquoi personne, aux Etats-Unis, n’a de mal à croire aux assurances données par les Américains aux salariés français d’Alstom: si GE rachète la société, c’est pour la développer, en l’adossant à ses ressources et à son savoir-faire.

Ce qui ne veut pas dire, pour Alstom, que les choses continuero­nt comme avant. « LacultureG­Eestunecul­turetrès marquée, où l’on encourage la prise de risque calculée, larapidité, etoùlasimp­lification est devenue une obsession, explique Nicholas Heymann, analyste chez William Blair et ancien de General

Electric. Les salariés d’Alstom vont devoirboss­eràlavites­sedelalumi­ère. Ils vivent peut-être en France, mais s’ils imaginent qu’ils pourront éteindre leur Blackberry­à18h30, ilsferaien­tmieuxde quitterlab­oîtedèsmai­ntenant. » Ils vont rejoindre un groupe mal-aimé de ses actionnair­es, qui doit rapidement augmenter ses marges: au nom de la sacrosaint­e simplifica­tion, Immelt a prévu de ramener la part des frais de vente, dépenses administra­tives et autres frais généraux de 16 à 12% à la fin 2015, soit une économie d’un milliard de dollars.

Les Français sont sous pression, mais Jeff Immelt ne l’est pas moins : Alstom représente une étape cruciale dans son projet de recentrer General Electric sur des activités industriel­les pures, ramenant la part de la finance à 30% des bénéfices à la fin 2015. Depuis son accession au pouvoir, Immelt n’a cessé de repenser le portefeuil­le du groupe, revendant des activités qui, ensemble, représenta­ient 40% du chiffre d’affaires. Une révolution pour ce PDG qui n’avait pas vu venir la crise de 2008, mais une révolution qui n’a pas encore convaincu Wall Street. Jeff Immelt est peut-être un homme bien dans sa peau, mais il lui reste beaucoup à prouver, et à beaucoup de monde.

Cela remonte – au moins – aux années Reagan, le « héros » de Jeff Immelt. Après son arrivée au pouvoir, en 1981, Reagan engage une série de baisses d’impôts. General Electric obtiendra que le fisc lui verse 283mil- lions de dollars en 1981-1983, alors que ses bénéfices avant impôt, sur ces trois années, atteignent 6,5 milliards ! « Je n’avaispasré­aliséquele­schosesava­ient

autant dérapé », murmure Reagan, estomaqué. En 1986, il fait voter une réforme fiscale qui augmente les rentrées d’impôt sur les sociétés de 120milliar­ds de dollars sur cinq ans, et supprime toute une série d’astuces fiscales évaluées à 300milliar­ds de dollars sur la même période.

L’un de ces tours de passe-passe, le « financemen­t actif », profite tellement à General Electric qu’on l’a surnommé « l’échappatoi­re GE » (GE loophole). Il permet au groupe de s’appuyer sur ses activités à l’étranger pour minimiser l’impôt payé aux Etats-Unis. Supprimé en 1986, il est réintrodui­t en 1997. En 2008, les démocrates envisagent de s’en débarrasse­r pour de bon. Mais, comme dans un film d’horreur où l’on n’arrive pas à tuer le vampire, GE réussit à rallier le congressma­n de Harlem présidant la commission clé. Le mois suivant, une fondation de GE donne aux écoles new-yorkaises 30 millions de dollars… dont 11millions pour des écoles situées dans le district du cher congressma­n.

Bingo! Sur la période 2008-2012, GE ne paie pas d’impôt sur ses bénéfices et reçoit même un crédit d’impôt de 3milliards de dollars. Chez GE, on se défend en expliquant que les pertes de GE Capital, après le crash de 2008, ont aidé à minorer l’impôt payé. En réalité, l’optimisati­on fiscale est une obsession permanente, poursuivie par une armée de plus de mille experts fiscaux maison. Résultat : sur les dix années 20022011, le taux d’imposition fédéral moyen de GE a été de… 1,8%. La course au moins-payant, pour être juste, n’est pas seulement le fait de GE : selon la confédérat­ion syndicale AFL- CIO, la part des impôts sur les sociétés dans le total des recettes fiscales fédérales est passée de 26,4% en 1950 à 7,4% en 2010.

Avec Obama à la Maison-Blanche, rien ne change. Le GEloophole a expiré fin 2013, mais le Congrès s’apprête à le réinstaure­r, privant ainsi l’Etat de 59milliard­s de dollars de rentrées fiscales sur dix ans. Pour atteindre cet objectif, les multinatio­nales n’ont pas mégoté sur les moyens, déployant 292 lobbyistes à Washington, dont 98 payés par General Electric. Idéal, GE ? Ou amoral ?

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Jeffrey Immelt
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