NOTRE ÉPOQUE
La deuxième ville de Seine-Saint-Denis est une terre d’accueil pour les Maliens depuis quarante ans. Mais la solidarité africaine ne suffit plus à contrecarrer la précarisation. Question de conjoncture… et de génération. Reportage
Bamako-Montreuil, sans papiers La deuxième ville d’IledeFrance est une terre d’accueil pour les Maliens depuis quarante ans 80 L’échec, névrose nationale 82 Cinéma : « Marseillaise » thérapie
Sur une scène de théâtre, sous le petit chapiteau monté dans la cour de l’école Joliot- Curie, ils se racontent, un peu maladroits mais déjà convaincants. Il y a Coulibaly, l’aventurier dans l’âme, parti de Bamako parce que, depuis tout petit, il « rêvai[ t] de la France à la télé » . Il y a Traoré, le plus jeune, chassé du Mali par une sombre histoire de vendetta. Il y a Diabaté, l’intellectuel, narrateur méticuleux de son épopée à travers l’Algérie, la Libye de Kadhafi et la Méditerranée. Il y a enfin Gattuso, arrivé en France en 2010, trois ans avant ses trois complices. Gattuso et son petit sourire ironique, lui le vieux – 38 ans – qui a connu les camps de rétention maltais, la misère romaine et la chaleur relative de l’accueil montreuillois.
Coulibaly, Traoré, Diabaté et Gattuso sont maliens et sans papiers. Deux qualificatifs qui, dans la deuxième plus grande ville de Seine-Saint-Denis, tendent parfois à se confondre. Les clandestins se revendiquant maliens y sont en effet très nombreux, et surtout très visibles. Ils font du théâtre – pas tous quand même « car au Mali, comédien, ça ne fait pas sérieux » nuance Coulibaly –, se constituent en collectifs, occupent des bâtiments ouverts sur leurs quartiers, et profitent même des municipales pour interpeller les partis politiques. Désireux d’institutionnaliser leurs squats, quand il s’agit de propriétés publiques. Ou d’obtenir une solution pérenne de relogement quand il s’agit de lieux privés.
Pareil activisme est assez singulier en France. Il prend racine dans la spécificité montreuilloise. Ville très à gauche, ouverte à toutes les grandes causes. Ville faubourienne où les anciennes usines en friche multiplient les possibilités de points de chute. Ville malienne enfin (aussi). Très certainement la capitale des Maliens de France, avec 6000 résidents répertoriés, « et deux fois plus d’irréguliers », si l’on en croit Moussa Doucouré, le président de l’Amicale des Maliens de Montreuil (AMDM), principale organisation de la communauté.
Pourquoi une telle attraction ? « Parce que d’abord il y a le foyer Bara, raconte Gattuso. Même à Bamako, tout le monde connaît. D’ailleurs, “baara” en bambara veut dire “travailler”. » Le foyer Bara est le plus grand des cinq foyers de Montreuil. Un village malien en réduction avec ses étals, sa cantine, ses coiffeurs, et même sa forge, recyclant
l’or des mamas de la communauté. On peut y manger, y palabrer, y trouver menus services et menues infos, et même y dormir.
Enfin, dormir, cela devient de plus en plus compliqué. L’année dernière, le foyer a dû contrôler les entrées. Et appeler les autorités à l’aide pour qu’elles prennent en charge la centaine de sans-papiers, dont Coulibaly, Traoré et Diabaté, squattant à ses portes. Après l’intervention de la police, les « Bara », comme ils se sont baptisés, ont erré de parc en terrain de foot, jusqu’à ce qu’ils trouvent un refuge précaire dans deux immeubles de bureaux inoccupés.
Cette errance a créé beaucoup d’émoi entre Montreuil et Bamako. Les « nouveaux » accusant les « anciens » de les laisser tomber. L’AMDM s’en défend en pointant du doigt l’importance de la vague migratoire. « Ces jeunes ont quitté la Libye pour l’Italie, puis Berlusconi leur a donné 200 euros pour qu’ils partent de chez lui, croit savoir Moussa Doucouré. Ils sont arrivés massivement. Les foyers étaient déjà pleins à craquer. Onne pouvait pas gérer. »
Reste que le phénomène des « sanspapiers SDF » n’est pas nouveau. Deux ans plus tôt, un autre groupe de jeunes migrants – celui de Gattuso – s’était déjà retrouvé dans la rue avant d’annexer une ancienne fabrique, propriété de l’OPHLM de la ville. Il s’y trouve toujours et l’a transformée en phalanstère, rustique mais accueillant, où viennent se produire de temps en temps des vedettes engagées de la chanson française, de Jeanne Cherhal à Sanseverino.
L’ampleur de la vague migratoire n’est donc pas la seule explication. Les nouveaux venus ont d’abord pour particularité de ne pas avoir utilisé les canaux habituels d’arrivée en France. L’affable Moussa Doucouré ne s’en cache pas: l’immigration irrégulière à Montreuil est une tradition solidement établie. Son propre parcours en témoigne. Le départ en 1977 – à 12 ans! – avec les candidats à l’exil, après avoir fait les poches de son oncle, riche commerçant au Niger, un vol pour la… Bulgarie communiste, la frontière italo-yougoslave passée « à pied avec
desbergers », puis le train et la famille – des oncles et des cousins directs – qui l’accueillent au foyer Branly. Travailleur sans papiers, Moussa Doucouré sera tour à tour boucher et vendeur de chaussures avec un titre de séjour falsifié, avant de profiter d’une régularisation massive. Et de boucler la boucle en décrochant un emploi de barman à Orly. Tout en restant ancré au Mali, où il fait prospérer femme, enfants et… ambitions politiques.
Des Moussa Doucouré, Montreuil en a connu des milliers. Pendant quarante ans, les foyers de la ville ont servi – au vu et au su de tous – de plaque tournante à l’immigration clandestine. Prévu pour 420 résidents, Bara en accueille 800 selon la mairie, et jusqu’à 1600 selon l’AMDM, dont une proportion notable de sans-papiers. Année après année, les oncles ont fait venir les neveux, souvent par avion, avec un visa touristique français ou européen chèrement monnayé auprès de « gensbienplacés » . Les neveux ont commencé par faire la cuisine, repasser le linge, puis ont repris les jobs des plus vieux dans le BTP, la restauration ou le nettoyage, en profitant du titre de séjour d’un parent et de patrons « compréhensifs ».
Cette immigration semi-légale, comme on l’appelle ici, a toutefois ses contreparties: pour en profiter, il faut être un peu fortuné – compter 6000 euros à Bamako pour un visa français – venir de préférence de la région de Kayes, ou être au moins soninké, l’ethnie malienne ultramajoritaire à Montreuil. Coulibaly, Traoré, Diabaté et Gattuso ne réunissent pas toutes ces qualités. Ce sont des
« aventuriers » sans le sou et sans famille, rétifs au droit d’aînesse, qui n’ont pas connu les aéroports, mais les esquifs pourris de Libye, les barbelés de Melilla et les « campos » de la CroixRouge dans des villages perdus d’Italie. Leur survie en France, ils la doivent autant à la solidarité africaine qu’à ceux qu’ils appellent les « soutiens » – les nombreux militants montreuillois toujours prêts à les aider – et au riche maillage social (bains-douches, soupes populaires) du Grand Est parisien.
Leur situation est d’autant plus précaire que la crise touche de plein fouet les secteurs « en tension », habituellement pourvoyeurs d’emplois. Coulibaly a beaucoup fréquenté le Batkor d’Ivry-sur-Seine, un grossiste en matériaux où les sans-papiers se « mettent en vente » à 50 ou 80 euros la journée mais, faute d’employeur, il a fini par se lasser. Traoré a fait quelques déménagements dans Paris « grâce à une
connaissance » . Et Diabaté mise surtout sur son meilleur ami qui vient de trouver un « vrai travail » de plongeur dans un bistrot. « Je me suis grouillé pour qu’on lui prête des papiers. En cherchant à Bara, j’ai trouvé unmonsieur qui avait vécu à Bamako dans notrequartier, ilaeu pitié de nous. » En attendant des jours meilleurs, les trois compères visitent le Paris gratuit, refont le monde dans le phalanstère de Gattuso, et rêvent – pourquoi pas? – de cachets théâtraux. « Et lapièce, enfait, qu’est-ce que vous enavezpensé? »