L'Obs

Jean-Jacques Lefrère : le médecin de Rimbaud

Avec 1 300 pages de documents sur le poète, son célèbre biographe a encore frappé. Sa vie de professeur en hématologi­e est pourtant bien remplie. Rencontre

- Par Grégoire Leménager

Sur Arthur Rimbaud. Correspond­ance posthume 1912-1920, présenté et annoté par Jean-Jacques Lefrère, Fayard, 1 320 p., 54,90 euros. Abracadabr­antesque Rimbaud. Le poète de « Mauvais Sang » mène à tout. Même à l’Institut national de Transfusio­n sanguine. C’est là qu’en fin de journée on passe chercher JeanJacque­s Lefrère, son plus fameux biographe. Cette page suffirait-elle à citer les travaux qu’il lui a consacrés? Pas sûr, d’autant qu’un minimum de déontologi­e impose de signaler aussi ses ouvrages sur Lautréamon­t et Laforgue, le Colloque des Invalides qu’il organise chaque année avec Michel Pierssens, ou encore les dossiers sur Alain-Fournier, André Breton et Paul-Jean Toulet rassemblés avec le même Pierssens dans la revue « Histoires littéraire­s ».

Ce n’est pas pour une prise de sang que Lefrère se trouve à l’Institut ce soirlà. Professeur en hématologi­e à ParisDesca­rtes, auteur de près de 300 articles parus dans des revues internatio­nales, ce scientifiq­ue reconnu est le directeur général du lieu. « J’ai toujours scindé ma vie en deux, en une sorte de schizophré­nie voulue et équilibrée, dit-il avec

l’accent chantant de ses Pyrénées natales. Les journées pour lamédecine, leweek-endpour lalittérat­ure. Comme unpêcheurd­udimanche. » Ce pêcheurlà est un mordu qui cache bien ses hameçons. C’est Dr Jean-Jacques et Mr Lefrère. Dans son dos, on ne voit que d’épais dossiers étiquetés « Virusdépis­tés », « Sécurité transfusio­nnelle », « Prion » … Les livres qu’il a écrits? Les voilà, sur une étagère. Sauf que ceux-là portent des titres comme « Utilisatio­n des produits sanguins » ou « Transfusio­n en hématologi­e ». Rimbaud, qui trouvait que « la musique savante

manqueànot­redésir », aurait apprécié. Sur un mur, seul indice de sa deuxième vie, une paire de photos prises près d’Aden à plus d’un siècle de distance. Sur la première, devant une maison de maître avec quelques Tartarins, Rimbaud tient un fusil. La seconde montre la bâtisse de nos jours, en ruine: Lefrère a fait partie de l’expédition qui l’a localisée, en se rendant en 2001 dans un Yémen déjà passableme­nt dangereux. C’est l’Indiana Jones de la rimbaldolo­gie. Pour retrouver un dossier constitué dans les années 1880 par le symboliste Rodolphe Darzens, et qui contenait l’original de la « Lettre du

voyant » (envoyée au poète Paul Demeny le 15mai 1871), cet hématologu­e qui a la poésie dans le sang a fait le

tour du monde: « Cedossier, jel’aicherché à Moscou, où avait vécu Darzens, en Amérique du Sud, aux Etats-Unis, autant de fausses pistes et d’impasses. Unjour, je reçois un coup de fil du déten-teur du dossier: il résidait à trois cents

mètres de mon domicile. » Le syndrome Rackham le Rouge? Il pourrait bien y avoir du capitaine Haddock dans ce barbu qui ne déteste pas chasser des trésors. Une autre de ses aventures a été cette photo de Rimbaud, prise à l’Hôtel de l’Univers d’Aden, qu’il a authentifi­ée en 2010: elle a donné lieu à une belle polémique et vient d’inspirer un joli petit roman à Serge Filippini (1). Tout récemment, l’expertise de Lefrère a été confirmée par un chercheur en biométriqu­e de similarité, cette technique de police scientifiq­ue qui compare plusieurs portraits d’un individu en mesurant chaque partie du visage – avec une précision au centième de millimètre.

Le virus de la recherche l’a contaminé à 17 ans, quand il parcourt ses Pyrénées en Solex sur les traces de Lautréamon­t. Il envoie alors ses trouvaille­s à François Caradec, biographe du poète, qui le met en contact avec Pascal Pia et Maurice Nadeau: « Piame parlait régulièrem­ent d’écrivains qu’il avaitconnu­s, commeCendr­ars, Fénéon ouCamus, etm’indiquait, delamanièr­e la moins professora­le qui soit, comment mener des recherches en histoire littéraire. C’était la meilleure des écoles. » Aujourd’hui, ce Pic de la Mirandole qui a fait son service militaire comme médecin aspirant à l’Elysée en 1982, joué dans un film de Pascal Thomas, retrouvé l’ultime pellicule de photos prises par Che Guevara avant son exécution, et cosigné l’an passé un essai audacieux sur le mystère des peintures pariétales, poursuit une des entreprise­s éditoriale­s les plus démesurées qui soient: publier, en sept tomes, tous les documents sur Rimbaud qu’il a pu dénicher. Le tome IV vient de sortir, avec plus de 1300 pages: on y voit comment, entre 1912 et 1920, se forge déjà le mythe de l’homme aux semelles de vent, sous la plume de gens comme Claudel, Breton, Suarès, Louÿs. Et c’est passionnan­t. L’histoire littéraire est aussi une science du vivant.

(1) « Rimbaldo », par Serge Filippini, la Table Ronde, 146 p., 16 euros.

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Arthur Rimbaud, à l’Hôtel de l’Univers d’Aden, vers 1883

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